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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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pense-t-elle brusquement au bord de l’affolement,
si je tombais raide à ses pieds. Sans flacon de sels.
    — C’est une plaisanterie, dit Pepe Lobo.
    — Vous savez bien que non.
    Cette fois, elle n’est pas sûre que sa voix n’ait pas
tremblé. Les yeux verts paraissent analyser chaque pouce de sa peau.
    — Vous êtes venue ici pour ça ?
    Ce n’est pas vraiment une question, et ces mots n’expriment
pas la surprise. De son côté, Lolita Palma ne répond pas. Elle en serait
incapable. Elle se sent prise d’une étrange lassitude qui la rend presque
malade et qui l’affaiblit par moments. Les battements forts et irréguliers de
son cœur ont fini par s’espacer et, entre chaque, le temps se fait
interminable. Elle est parvenue aux limites de ce qu’elle pouvait faire, et
elle le sait. Sans doute le corsaire le sait-il aussi, car après avoir hésité
il tend une main vers le bras gauche de la femme ; juste ce qu’il faut
pour lui frôler légèrement le coude, comme s’il l’invitait à marcher un peu. À
bouger. Elle se laisse mener, obéissante. Elle suit la légère invite de
l’homme. Elle fait quelques pas au hasard, et il l’accompagne. Au bout d’un
moment, elle entend de nouveau sa voix.
    — Impossible de se mettre dans Rota… Ils ont dû
mouiller comme d’habitude par trois brasses et demie de fond, entre la pointe
et les rochers. Protégés par les batteries de la Gallina et de la Puntilla.
    Il n’a pas éclaté de rire, pense-t-elle avec soulagement. Il
n’a pas prononcé non plus de grossièretés, comme elle avait fini par le
craindre. Il a seulement exprimé son scepticisme, sur un ton grave. Correct. Il
semble sincèrement prêt à expliquer pourquoi ce n’est pas faisable. Pourquoi il
ne peut accomplir ce qu’elle lui demande.
    — On pourrait essayer de nuit, dit Lolita froidement.
Si le vent de nord-ouest se maintient, il suffira de couper les amarres et de
larguer une voile pour que le brigantin parte à la dérive et s’éloigne de la
terre…
    Elle s’arrête là, pour que ses paroles portent. Pour qu’il
voie la situation comme elle la voit ; comme elle a passé toute la journée
à la voir, après s’être gravé dans la tête la carte nautique de la baie qu’elle
a étalée sur la table de son bureau. Maintenant, elle remarque que le marin a
recommencé à la regarder avec un intérêt tout particulier. Avec admiration,
peut-être. Attendant la suite, ou un peu amusé. Mais le ton de surprise semble
sincère.
    — Ah ! çà… vous avez bien étudié la chose.
    — Mon sort en dépend.
    La place du Mentidero se rétrécit du côté de l’esplanade, du
rempart et de la mer, entre le parc d’artillerie et les quartiers militaires de
la Candelaria. Sous les tentes où les familles réfugiées forment des groupes,
on allume les feux de bois pour faire bouillir les marmites. On entend des cris
d’enfants et aussi les notes isolées, mélancoliques, d’une guitare qu’on
accorde. Il y a une boutique de charbon dans la dernière rangée de
maisons ; à la porte, une femme âgée couverte d’un fichu noir qui somnole
sur une chaise et des bottes de genêt liées avec des joncs. Derrière la femme,
la lueur blafarde d’une lampe à huile éclaire des sacs et des couffins pleins
de charbon.
    — Dès que le vent tournera, aventure Pepe Lobo, le Marco
Bruto sortira du golfe. Ce que vous proposez ne serait possible qu’en haute
mer, loin des batteries.
    — Il sera probablement trop tard. Ils seront sur leurs
gardes, peut-être avec une escorte. Cela nous privera de l’avantage de la
surprise.
    Lolita Palma détecte un sourire sceptique sur les lèvres du
corsaire. Depuis la nuit de Carnaval, rien de ce qui concerne cette bouche ne
la laisse insensible.
    — C’est un travail pour la Marine royale, pas pour
nous.
    Faisant appel à tout ce qui lui reste de sang-froid, Lolita
affronte de nouveau les yeux verts. L’homme la regarde d’une telle façon que,
un instant, elle ne sait quoi dire. Mon Dieu, implore-t-elle. C’est
probablement à cause de la manière dont je le vois aujourd’hui ? De ce que
je suis en train de faire, ou de ce que je veux qu’il fasse. De ce que je me
propose de lui faire, à lui, son navire et ses hommes.
    — La Marine ne va pas s’occuper d’affaires privées,
finit-elle par répondre avec un calme parfait. Au mieux, si nous parvenons à
sortir le cotre du golfe, quelques canonnières de la Caleta pourraient

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