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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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commissaire, de donner l’exemple. Etcetera. Tizón se lève à
contrecœur, prend son chapeau de paille blanc et sa canne, et tous deux se
dirigent vers la porte pendant que Barrull continue d’exposer sa théorie. Lui-même,
dit-il, a connu des frères dont la sensibilité commune était si totale que,
lorsque l’un ressentait une douleur déterminée, l’autre présentait les mêmes
symptômes. Il se souvient aussi du cas d’une femme chez qui se sont ouvertes,
le même jour et à la même heure, des plaies que venait de se faire une de ses
amies dans un accident domestique à plusieurs lieues de distance. Et Tizón
lui-même a sûrement rêvé de choses qui se sont passées plus tard, ou vécu des
situations avec la certitude qu’elles étaient des répétitions d’événements
antérieurs.
    — Il y a dans l’esprit certains angles, conclut-il, où
la raison traditionnelle et la science ne sont pas encore entrées. Je ne dis
pas que vous avez établi un pont avec le cerveau et les intentions de
l’assassin… Ce que je dis, c’est que vous pouvez, pour des raisons que
j’ignore, être entré dans son territoire. Dans son champ de sensibilité. Cela
vous permettrait de percevoir des choses que d’autres comme moi ne parviennent
pas à voir.
    Ils ont marché lentement jusqu’à la rue du Christ Saint. Ils
avancent dans le noir, à la seule clarté de la lune qui éclaire au-dessus de
leurs têtes les terrasses et les tours blanchies à la chaux.
    — S’il en était ainsi, professeur, si mes sens avaient
créé ce pont, ce serait peut-être… eh bien… que ma nature m’y incline.
    — Au crime ?… Je ne crois pas.
    Barrull fait quelques pas sans parler. Il semble réfléchir à
cette idée. Puis il grogne pour la chasser. Ou pour essayer de le faire.
    — Sincèrement, je ne sais pas. Il serait probablement
plus exact de parler d’une capacité de percevoir l’horreur… Ces cavernes que
nous avons tous en nous, les êtres humains… Moi-même, par exemple. Vous m’avez
fait remarquer, et je vous l’accorde, que lorsque je joue aux échecs je deviens
désagréable. Cruel, même.
    — Abominable, si vous me permettez l’expression.
    Rire dans l’obscurité.
    — Je vous la permets.
    Encore quelques pas en silence. Chacun perdu dans ses
pensées.
    — De là à des filles déchiquetées à coups de fouet, la
distance est grande, lâche enfin Tizón.
    — Je ne vous le fais pas dire. Ni vous ni moi, je
suppose, n’irions jusque-là. Mais voilà plus d’une année que vous êtes obsédé
par cette affaire. Vous avez, bien entendu, des raisons professionnelles. Et
j’imagine aussi personnelles, bien qu’elles ne me regardent pas.
    Gêné, presque irrité, le policier balance sa canne.
    — Un jour peut-être, je vous expliquerai…
    — Je ne veux pas que vous m’expliquiez quoi que ce
soit, l’interrompt le professeur. Vous le savez. Chacun est esclave de ce qu’il
dit et maître de ce qu’il tait… Et puis, après toutes ces années passées en
face de vous de l’autre côté de l’échiquier, j’en suis venu à vous connaître un
peu. Ce que j’essaye de vous dire est que cette obsession prolongée peut
produire…
    — Certains troubles ?
    — Disons certaines séquelles. Pour moi, un chasseur
finit par être marqué par la chasse qu’il pratique.
    Ils ont descendu la rue de la Comédie jusqu’à la taverne de
la Manzanilla. Un rai de lumière filtre sous la porte fermée. Barrull désigne
l’établissement.
    — Je sais que vous ne buvez pas d’alcool, commissaire.
Mais j’aimerais bien me rafraîchir le gosier. Toutes ces hypothèses me donnent
soif… Pourquoi n’abuseriez-vous pas encore un peu de vos privilèges, à mon
bénéfice cette fois.
    Tizón acquiesce et cogne à la porte avec la tête de sa canne
jusqu’à ce que le tavernier apparaisse en s’essuyant les mains sur sa blouse
grise. Il est jeune, l’air fatigué.
    — Je suis en train de fermer, monsieur le commissaire.
    — Eh bien, tu attendras dix minutes, camarade. Et sers-nous
deux manzanillas.
    Ils s’accoudent au comptoir de bois noirci par l’usage,
devant les grosses barriques sombres de vins vieux de Sanlúcar. Au fond de la
boutique, près de jambons et de tonneaux de harengs, le père du patron mange
des seiches avec des pommes de terre en lisant un journal à la lueur d’une
chandelle. Barrull lève son verre.
    — À votre chasse ! comme je vous l’ai dit tout

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