Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
besoin de réfléchir… De parler à mon
équipage. Je ne peux rien vous dire maintenant.
— Je comprends ça. Oui. Mais le temps presse.
Un claquement. Il frappe violemment des deux mains sur le
plat du rempart. Le double coup résonne sur la pierre nue.
— Écoutez. Je ne peux rien vous promettre. Et vous ne
pouvez rien exiger non plus de moi.
Lolita le regarde intensément, presque avec surprise. Les
hommes sont stupides, se dit-elle. Et lui comme les autres.
— Je vous ai déjà dit que si. Je le peux.
Elle recule en voyant qu’il fait brusquement un pas vers
elle.
— Un jour, vous m’avez embrassée, capitaine.
Elle l’a dit comme si ce souvenir devait être suffisant pour
le tenir à distance. Le marin rit de nouveau, mais différemment de la fois
précédente. Un rire plus fort et plus amer. Et que Lolita trouve très
déplaisant.
— Et c’est ça, dit-il, qui vous donne le droit de
disposer de ma vie ?
— Non. Ça me donne le droit de vous regarder comme je
vous regarde en ce moment.
— Maudit soit votre regard, madame. Maudite soit cette
ville.
Il fait un autre pas vers elle et, méfiante, elle recule
encore. Ils restent ainsi, immobiles, se faisant face. S’observant, presque
dans l’ombre.
— Si nous étions n’importe où ailleurs dans le monde,
je…
Pepe Lobo s’interrompt d’un coup. Comme si la clarté, en disparaissant,
emportait ses paroles avec elle, rendant inutile tout argument présent ou à
venir. Il a sans doute raison, pense-t-elle, émue. Et je dois le reconnaître.
— Moi aussi, répond-elle avec douceur.
Aucun calcul dans cette réponse. Sa voix est restée calme,
comme un regret sincère qui passerait doucement entre eux deux. Elle ne peut
plus voir les yeux de l’homme, mais elle observe son hochement de tête
découragé.
— Cadix, l’entend-elle dire tout bas.
— Oui. Cadix.
Alors seulement elle s’enhardit jusqu’à le toucher, d’un
geste timide comme celui d’un enfant qui ose s’approcher d’un animal en colère.
Elle pose sur le bras de l’homme une main si légère qu’elle semble ne rien
peser. Et elle sent sous ses doigts, à travers le drap de la veste, frissonner
les muscles tendus du corsaire.
*
Plan du port de Cadix levé par le vice-amiral de la
Marine royale don Vicente Tofiño de San Miguel. Pepe Lobo est debout,
penché sur la représentation imprimée de la baie, en train de calculer les
distances avec un compas dont l’ouverture des pointes correspond à un mille en
se référant à l’échelle qui figure sur la partie supérieure droite. À la
lumière de la lampe à cardan vissée sur la cloison, la carte marine est étalée
sur la table de l’étroite cabine, sous la claire-voie dont les vitres sont
recouvertes d’une mince couche de sel. Cela trouble la vision du ciel étoilé,
sans nuages, qui tourne très lentement sur l’axe de l’étoile Polaire, au-delà
de la longue bôme qui porte la voile affalée et serrée, et du mât unique du
cotre. Les cloisons et les baux grincent chaque fois qu’une rafale plus forte
du noroît qui souffle dehors et siffle dans le gréement tend le câble du
mouillage, et que la Culebra est ébranlée par une violente secousse en
évitant lentement à bâbord et à tribord sur son ancre qui repose par trois
brasses sur un fond de sable et de vase, entre la pointe de la jetée de San
Felipe et les rochers des Corrales.
— Les hommes sont rassemblés en haut, dit Ricardo
Maraña, qui vient de descendre du pont par l’échelle du rouf.
— Il en manque combien ?
— Le maître d’équipage vient d’arriver avec encore huit
hommes. Seuls six sont restés à terre.
— Ça pourrait être pire.
— Ça pourrait.
Maraña s’approche de la table et jette un coup d’œil sur la
carte. Les pointes du compas qui pivote entre les doigts de Pepe Lobo
parcourent sur l’épais papier la distance exacte – trois milles – qui
sépare le cotre de la batterie ennemie, située à l’extrémité orientale du golfe
de Rota dans le fort français de Santa Catalina. De là, la côte décrit vers
l’ouest deux arcs successifs de cinq milles en tout, qui forment le
golfe : du fort au petit cap de la Puntilla, et de celui-ci à la pointe de
Rota. Le commandant de la Culebra a tracé un cercle au crayon sur
chacune des cinq batteries tenues par les Français qui défendent cette
côte : en plus de celle de Santa Catalina, avec ses pièces à
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