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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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l’échelle en étouffant sa toux
dans un mouchoir. Pepe Lobo admire une fois de plus la froideur imperturbable
de son second. À la lumière de la lampe, ses lèvres exsangues sur lesquelles il
vient de passer le morceau de tissu que, comme d’habitude, il retire semé de
taches sombres semblent encore plus pâles. Leur mince ligne s’incurve en une
brève ébauche de sourire quand Lobo arrive près de lui et adopte le ton formel
dont ils usent sur le pont :
    — Vous êtes prêt, lieutenant ?
    — Je le suis, commandant.
    Avant de remonter par le rouf, Pepe Lobo s’arrête un
instant.
    — Avez-vous quelque chose à dire ?
    Le sourire du second s’accentue. Distant et froid, comme
toujours. Identique à celui qui affleure dans les bouges mal famés lorsqu’il
bat les cartes sur un tapis couvert de pièces d’argent ; un argent dont il
se défait aussi facilement qu’il le gagne, sans ciller, impavide devant le
hasard comme devant la vie contre laquelle ses poumons délabrés livrent une
course suicidaire. Pour arriver à une aussi parfaite indifférence, décide Lobo,
il faut avoir derrière soi la longe décantation de nombreuses générations de
joueurs ou de bonne éducation. Probablement les deux.
    — Pourquoi aurais-je quelque chose à dire,
commandant ?
    — Vous avez raison. Montons.
    Au moment où ils sortent sur le pont glissant d’humidité
sous le ciel étoilé, l’équipage est réuni par petits groupes à l’avant, formes
noires entre le mât et la naissance de l’épais beaupré. Le vent n’a pas changé
de direction et continue de souffler fort dans le gréement qui vibre, tendu
comme les cordes d’une harpe. Quelques lumières de la ville brillent, proches,
sur bâbord, au-delà des silhouettes noires des canons de 6 livres arrimés
à leurs sabords.
    — Bosco !
    La forme massive du maître d’équipage Brasero vient à leur
rencontre.
    — À vos ordres, commandant.
    — Les hommes ?
    — Quarante et un, sans compter vous deux.
    Pepe Lobo marche jusqu’à la pompe d’étrave, située derrière
le guindeau de l’ancre. Les hommes s’écartent pour le laisser passer, tandis
que les conversations s’éteignent. Il ne peut voir leurs visages ni eux le
sien. Le vent ne suffit pas à dissiper l’odeur qui se dégage des corps et des
vêtements : sueur, vomissures, vin de la taverne quittée il y a à peine
une heure, humidités récentes de femme sale. L’odeur qui, depuis la plus
lointaine antiquité, accompagne tous les marins du monde quand ils remontent à
bord.
    — Nous allons nous payer un bateau, confirme Lobo en
élevant la voix.
    Puis il parle pendant une minute à peine. Il n’est pas fait
pour les discours et ses hommes ne les goûtent pas davantage. Et puis il s’agit
de corsaires ; pas de misérables recrutés par la force sur un bateau de
guerre, auxquels il faut lire toutes les semaines les ordonnances de la Marine
royale pour leur faire entrer dans le corps la crainte de Dieu et des officiers
en les menaçant de peines corporelles, mort comprise, et, pour faire bon poids,
de tous les châtiments de l’enfer. À des hommes comme les siens, il suffit de
parler de butin, si possible en en détaillant la valeur. Et c’est ce qu’il
fait. Brièvement, avec des phrases courtes et claires, il leur rappelle ce
qu’ils ont gagné jusqu’à maintenant, l’argent qui reste à toucher du tribunal
des prises et les quarante mille réaux, qui, outre la prime habituelle de
reprise, seront répartis entre tous, augmentant d’un cinquième ce que chaque
simple matelot a gagné depuis qu’il s’est enrôlé. De l’autre côté, conclut-il,
il y a des corsaires français, et il se peut que la Culebra passe un
mauvais quart d’heure près des côtes ; mais la nuit, le vent et la marée
les aideront. Et pour la retraite – ici, il évoque cette possibilité comme
allant de soi, tout en devinant le regard silencieux et sceptique de Ricardo
Maraña –, les canonnières alliées les couvriront à leur retour.
    — Au passage, termine-t-il, nous lâcherons une bordée à
cette chienne de felouque que les gabachos ont là-bas.
    Rires. Lobo se tait et se dirige vers l’arrière en sentant
les tapes que ses hommes lui donnent sur les bras et dans le dos. Il abandonne
la suite de l’affaire aux vieux réflexes : aux liens que la longue
campagne de course a tissés entre lui et l’équipage. Il s’agit moins de
sentiments et de discipline que

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