Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
barre
vers le bord opposé. Pepe Lobo tente de l’aider, mais il glisse sur le plancher
couvert de sang. Au moment où il se relève, un boulet frappe la coque à la
manière d’un poing monstrueux, avec un craquement sec, taillant sur le pont une
longue brèche semblable à un coup de hache. Lobo, qui est retombé, ferme les
yeux et les ouvre quelques secondes plus tard, assommé. À la lueur des coups de
canon et des flammes du mistic qui dérive, il voit que la barre oscille
librement et que l’Écossais est à quatre pattes dessous, traînant ses tripes
qu’il écrase avec ses genoux en hurlant comme un animal. Le capitaine se
relève, l’écarte d’une poussée et prend la barre, mais elle ne répond pas. La Culebra est sans gouvernail. Au même moment se produisent simultanément plusieurs
choses : un feu de Bengale monte de la côte en illuminant le golfe, la
grand-voile du cotre se déchire sur toute sa hauteur, le mât tombe avec un long
craquement d’arbre qu’on abat et, tandis que pleuvent d’en haut filins, cercles
de mât, poulies, toile et éclats de toutes sortes, le flanc du navire craque et
s’immobilise contre celui de la felouque ennemie, et le gréement défait de l’un
s’emmêle inextricablement avec celui de l’autre.
Il n’y a plus d’ordres à donner. Ni personne à qui les
donner. Impuissant, sous la dernière lueur du feu de Bengale qui s’éteint dans
le ciel, Pepe Lobo voit mourir le maître d’équipage Brasero qui tentait de
déblayer les morceaux de drisses, écoutes et voile tombés sur les canons :
un tir de mitraille lui emporte la moitié de la tête. De navire à navire, bord
contre bord, les hommes se fusillent à bout portant, à coups de mousqueton,
espingole et pistolet. Abandonnant la barre, Lobo se tourne vers le coffre du
couronnement, sort l’arme chargée qu’il y a rangée et empoigne un sabre. Ce
faisant, il entend des détonations lointaines et regarde par-dessus la lisse en
direction de la mer, où il voit se soulever des gerbes d’écume. Les batteries
françaises commencent à tirer depuis la plage. Un moment, il se demande si
elles tentent d’atteindre la Culebra, bien qu’attachée à la felouque.
Alors, se découpant sur la clarté de plus en plus faible du mistic incendié qui
continue de dériver, il voit passer très lentement et tout près du cotre
moribond la silhouette obscure du Marco Bruto, la trinquette déployée au
vent et les écoutes tendues, avec une forme mince et impassible debout à
l’arrière en laquelle il croit reconnaître Ricardo Maraña.
Indifférent, le capitaine corsaire se tourne vers ce qui
reste de son navire. Le constat du désastre irréparable lui rend son calme. Il
ne perçoit plus qu’éclairs, fumée et tumulte dans un enchevêtrement de toile,
de câbles rompus et de corps mutilés, et, dans le craquement des planches qui
se brisent, le vrombissement sourd des boulets et de la mitraille, les cris et
les jurons. L’antenne d’artimon de la felouque est également tombée sur le
cotre en augmentant la confusion sur le pont, où chaque éclair du combat révèle
un vernis rouge, épais et luisant. On dirait qu’un dieu ivre n’en finit pas d’y
déverser d’innombrables baquets de sang.
Un tir à mitraille de la caronade balaye la poupe, fait
craquer la charpente du rouf et soulève une nuée de débris. En proie à un froid
soudain, Pepe Lobo baisse les yeux avec stupéfaction et palpe son pantalon
ensanglanté ; le liquide est chaud, collant, et sort à gros bouillons
réguliers, comme s’il était puisé par une pompe de pont. Voilà, se dit-il.
C’était donc ça. Curieuse manière de se vider. Et c’est ainsi que ça se passe,
conclut-il en sentant ses forces lui manquer et en s’appuyant sur le rouf
détruit. Il ne se souvient pas de Lolita Palma, ni du brigantin que Ricardo a mis
en sûreté. Il pense seulement, avant de tomber, qu’il ne reste même pas un mât
où hisser le drapeau blanc.
18
Le brouillard incommode beaucoup Rogelio Tizón. Le chapeau
et la redingote boutonnée jusqu’à la cravate ruissellent d’humidité, et quand
il passe la main sur son visage il sent que sa moustache et ses favoris sont
mouillés. Le policier réprime son envie de fumer et jure dents serrées,
longuement et abondamment, entre deux bâillements. Par des nuits comme
celle-là, Cadix semble à demi immergé dans la mer qui l’entoure, comme si la
ligne qui sépare l’eau de la terre
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