Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
ferme n’était plus définie. Dans cette
pénombre diffuse et grise où un mince halo de lune indique le contour des
édifices et les angles des rues, la brume mouille les pavés et les fers forgés
des grilles et des balcons, et la ville ressemble à un bateau fantôme échoué à
la pointe de son récif.
Comme d’habitude, Tizón a préparé le piège avec soin. Les
échecs antérieurs – il en est à la troisième tentative depuis le début du
mois et la huitième depuis que tout a commencé – ne lui ont pas fait
baisser la garde. Seule reste une lanterne allumée qui éclaire une partie du
mur blanchi à la chaux du couvent San Francisco se prolongeant jusqu’au coin de
la rue de la Croix de Bois. Là, cette brume légère et rasant le sol s’épaissit
en une pénombre indécise, laissant des recoins dans le noir. Depuis presque une
demi-heure, après avoir passé un bon moment de ce côté de la place, l’appât est
dans les parages. Les chasseurs sont convenablement répartis pour couvrir les
abords immédiats : ils sont six agents, dont Cadalso, presque tous jeunes
avec de bonnes jambes, pourvus chacun d’un pistolet chargé et d’un sifflet pour
demander de l’aide en cas de poursuite ou d’incident. Le commissaire porte lui
aussi le sien : son arme à double canon, prête à tirer, sous le pan de sa
redingote.
Il y a peu, trois explosions lointaines ont retenti du côté
de San Juan de Dios et de la Porte de Terre ; mais maintenant le silence
est total. Réfugié sous un porche voisin du coin de la rue de l’Ancien
Consulat, Rogelio Tizón ôte son chapeau et appuie sa nuque contre le mur.
Demeurer immobile par cette nuit humide lui ronge les os, mais il n’ose pas
bouger de peur d’attirer l’attention. Il deviendrait trop visible. Le halo de lune
et la lanterne allumée au mur du couvent répandent sur ce côté de la place une
faible clarté, entre rougeâtre et grise, qui se multiplie dans les millions de
gouttes suspendues dans l’atmosphère. Résigné, le commissaire passe d’une jambe
sur l’autre. Je deviens trop vieux pour ce genre d’exercice, pense-t-il avec
irritation.
Il n’y a plus eu de crime depuis la nuit où Rogelio Tizón a
poursuivi l’assassin avant de perdre sa trace. Il n’est pas sûr de la raison de
cet arrêt. L’homme a pu prendre peur avec cet incident, ou alors l’intervention
ultérieure du commissaire, en agissant dans les lieux de chute des bombes et en
disposant artificiellement des proies – celle de cette nuit est encore une
jeune prostituée –, a pu bouleverser sa manière de procéder et l’étrange
schéma de ses calculs et prévisions. Parfois, la pensée que l’assassin ne
tentera plus jamais rien tourmente Tizón ; et cette idée le plonge dans
une désolation où l’exaspération le dispute à la fureur. En dépit du temps qui
s’est écoulé, de l’inutilité de ses efforts, du nombre des nuits de veille
passées à tendre des filets qu’il relève vides au petit matin, son instinct lui
répète qu’il est sur la bonne voie, que la perverse sensibilité de l’assassin
coïncide en un certain sens avec la sienne, et que l’un et l’autre se croisent
constamment, comme des lignes inévitables sur l’étrange carte de la ville que
tous deux partagent. Il n’est point de secret que le temps ne révèle. Le visage
amaigri, les yeux enfiévrés par les gardes constantes et les litres de café,
crispé par l’obsession qui est devenue le but principal de son travail et de sa
vie, Tizón vit depuis longtemps en regardant autour de lui, méfiant, agressif,
flairant l’air à la manière d’un griffon frappé de folie, en quête de signes
minuscules connus seulement de lui et de l’assassin. Lequel, malgré tout, rôde
peut-être dans les environs, regardant les appâts de loin sans se décider à
passer la tête dans le ressort qui l’attrapera. Rusé et cruel, à l’affût.
Voire, conclut d’autres fois le policier – et pourquoi pas cette nuit
même –, surveillant ceux qui le surveillent, en attendant qu’ils baissent
la garde. Ou peut-être la partie d’échecs est-elle passée à un autre niveau,
celui d’un défi intellectuel. Opposant des esprits subtils, malades. Comme deux
joueurs qui n’ont pas besoin de déplacer les pièces sur l’échiquier pour
poursuivre la partie. En tel cas, il se peut que ce soit seulement une question
de temps avant que l’un des adversaires ne commette l’erreur.
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