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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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des
bombardements français, ce quartier a toujours été tranquille. Très respectable
et sûr.
    — Personne ne s’est soucié de ne pas la voir
revenir ?
    — Nous ne nous en sommes pas rendu compte. On avait
déjà dîné… Le majordome dormait dans sa chambre, et moi j’étais en haut, dans mon
cabinet. Je ne pensais pas descendre, et je n’avais pas besoin d’elle.
    Elle s’interrompt en se remémorant cette nuit : elle,
dans la chambre du dernier étage, ignorant ce qui arrivait pendant ce temps à
la malheureuse fille. Occupée, jusqu’à une heure avancée, à rédiger les papiers
officiels concernant la récupération du Marco Bruto et la perte de la Culebra. Agissant comme une automate privée d’âme, refusant de penser à quoi que ce
soit d’autre qu’aux aspects pratiques de l’affaire. Les yeux secs, et le cœur
battant très lentement. Et aussi, envers et contre tout, allant par moments à
la fenêtre pour contempler entre les pots de fougères le halo de la lune
au-dessus de la brume. Se souvenant du regard couleur de raisin mouillé de Pepe
Lobo. Concédez-moi que c’est en demander trop, avait-il dit. Si nous étions
n’importe où ailleurs dans le monde, je…
    — C’est terrible, se lamente-t-elle. Épouvantable.
    Le ton du policier est celui de la routine. D’une sécheresse
professionnelle.
    — Avait-elle un fiancé ? Des soupirants ?
    — Pas que je sache.
    — Et de la famille à Cadix ?
    Lolita hoche la tête. La jeune fille, explique-t-elle, était
de l’île de León. Des gens pauvres, honnêtes. Des travailleurs des salines. Le
père est un brave homme. Il s’appelle Felipe Mojarra. Il sert dans la compagnie
des chasseurs de don Cristóbal Sánchez de la Campa.
    — Il est au courant ?
    — Je l’ai fait prévenir par mon cocher, avec une lettre
de moi à ses supérieurs pour qu’ils lui permettent de venir… Le pauvre
homme !
    Elle reste absorbée dans ses pensées, prostrée. Les yeux
humides, enfin. Elle imagine la douleur de cette famille. La malheureuse mère.
Sa fille chérie morte de cette manière atroce. À dix-sept ans.
    — Incroyable. Épouvantable et incroyable. Est-ce que ce
qu’on m’a dit est vrai ?… Qu’elle a été torturée avant d’être tuée ?
    Le policier ne répond rien. Il ne fait que la regarder, sans
expression. Elle sent maintenant, irrémédiable, une larme glisser jusqu’à son
menton.
    — Mon Dieu, gémit-elle.
    Elle a honte de montrer sa faiblesse devant un étranger,
mais elle ne peut l’éviter. Son imagination la secoue. Cette pauvre enfant.
    — Qui peut être capable de…
    Ses paroles s’étouffent. La digue est rompue, les larmes
jaillissent à flots, inondant son visage. Mal à l’aise, le commissaire détourne
de nouveau les yeux et se racle la gorge. Finalement, il prend sa canne et son
chapeau et se lève.
    — En réalité, madame, dit-il presque avec douceur,
n’importe qui en est capable.
    Elle reste à le regarder depuis son fauteuil, sans
comprendre. De quoi me parle-t-il, pense-t-elle. À qui fait-il allusion.
    — J’espère que vous trouverez l’assassin.
    Une grimace quasi animale crispe la bouche de l’homme. Elle
dévoile, au coin, une dent en or. Une canine.
    — Si rien ne se complique, nous sommes sur le point de
le prendre.
    — Et que ferez-vous de cette canaille ?
    Le regard dur et froid transperce Lolita Palma comme s’il
allait loin, très loin derrière elle. Jusqu’à des lieux troubles,
inexplicables, que lui seul peut voir.
    — Justice, répond-il d’une voix sourde.
     
    *
     
    Toute la lumière du Sud en quelques pas, sous un ciel si pur
et si bleu qu’il blesse la vue. La rue du Rosaire ne ressemble plus en rien à
celle de cette nuit : chaux blanche, pierre marine dorée, pots de
géraniums aux balcons. Dans cette clarté, débraillé, suant, le visage marqué
par l’insomnie, l’adjoint de Rogelio Tizón baisse la tête à la manière d’un
molosse dont la maladresse est à la mesure de la taille.
    — Je vous jure que nous avons fait l’impossible,
monsieur le commissaire.
    — Et moi je te jure que je vais vous massacrer,
Cadalso… S’il s’est échappé, je vous arrache les yeux et je pisse sur vos
crânes.
    Sourcils froncés, front plissé, le sbire considère
sérieusement ce que la menace comporte d’exagération et de réalité. Il ne semble
pas voir clairement la limite.
    — Nous avons ratissé toute la rue, maison par

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