Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
Cette
éventualité, dans la mesure où elle peut le concerner, effraye Tizón. Jamais il
n’a eu aussi peur d’échouer. Il sait qu’il ne pourra pas maintenir la situation
indéfiniment en l’état ; que les lieux sensibles de la ville sont trop
nombreux. Il y a dans tout cela un excès de hasard, et rien n’empêche
l’assassin d’agir à un endroit quand il l’attend dans un autre. Sans compter
que l’artilleur français qui collabore de l’autre côté de la baie peut se
lasser du jeu et l’abandonner à tout moment.
Bruit de pas sur les pavés. Rogelio Tizón se serre contre le
mur du porche pour mieux dissimuler sa présence. Deux individus vêtus à
l’andalouse, veste brodée et bonnet, passent sous la lumière trouble de la
lanterne du couvent et s’éloignent en direction du croisement des rues de la
Croix de Bois et du Chemin. Ils ont l’allure de jeunes élégants des quartiers
populaires et ne portent pas de manteau. Impossible de voir leurs visages. Le
commissaire les suit du regard jusqu’à ce qu’ils disparaissent de l’autre
côté ; là où, il y a quinze jours, il est resté immobile toute une nuit à
observer les alentours, en guettant l’absence de son et la raréfaction de
l’air, au centre d’une de ces cloches de vide imaginaires dans lesquelles il
pénètre avec la satisfaction intime, perverse, de quelqu’un qui voit se
confirmer l’autre espace secret de la ville. Le tracé géométrique, invisible
pour les autres, du plan qu’il partage avec l’assassin.
Il lui semble maintenant voir se déplacer une femme dans la
brume. Il s’agit sans doute de l’appât qui marche, en suivant ses instructions,
vers cette partie de la place : une fille de dix-sept ans recrutée par
Cadalso dans la Merced, dont le commissaire n’a même pas eu la curiosité de se
faire donner le nom. Un instant plus tard, il se confirme que c’est bien elle.
Elle avance lentement, en suivant le mur du couvent pour être visible dans la
lumière, comme il lui a dit de faire, avant de retourner sur ses pas, dans la
zone d’ombre. Sa démarche lasse, professionnelle, démoralise le policier. Ça ne
peut pas fonctionner, se dit-il en observant la silhouette dont les contours se
précisent dans la pénombre. L’idée le blesse comme un coup en pleine figure.
Tout est beaucoup trop évident, chez cette pauvre fille. Trop grossier. Autant
mettre un gros fromage bien en vue dans une souricière : pour peu que
l’assassin ait rôdé dans la ville les nuits précédentes, il doit en savoir
assez pour ne pas être dupe. Encore une fois, pense Tizón, voilà mon roi acculé
dans un coin de l’échiquier, et les éclats de rire de l’autre résonnent dans
toute la ville. Ni vorticules, ni bombes. Je devrais aller me coucher une bonne
fois pour toutes et mettre fin à tout ça. Je suis fatigué. Épuisé.
Un moment, il envisage de sortir de sa cachette, d’allumer
un cigare, de se dégourdir les jambes et de se débarrasser de cette chienne de
brume qui lui mord les os. Seule la patience professionnelle le retient. Les
gestes résignés du métier. La fille est arrivée sous la lanterne et, après y
être restée un temps, elle reprend sa marche en sens inverse. Du brouillard qui
s’épaissit au fond de la place une ombre s’est détachée. Tizón, alerté, voit
qu’il s’agit d’un homme qui va seul, le long du mur du couvent ; et qu’en
approchant de la fille, il s’écarte pour lui céder le passage. Il porte un
chapeau rond et un manteau sombre et court. Il croise la fille sans lui
adresser un regard ni un mot et poursuit son chemin qui le mène à la hauteur du
porche où le policier se tient caché. À cet instant, alors qu’il n’est pas
encore arrivé à sa hauteur, un cri d’homme, rauque et violent, où le
commissaire croit reconnaître la voix de Cadalso, retentit au loin. Juste après
parvient un coup de sifflet aigu, suivi d’un deuxième, puis d’un troisième.
Stupéfait, Tizón observe la fille qui s’est arrêtée, toujours éclairée par la clarté
diffuse de la lanterne, et qui regarde en direction de la zone obscure. Que
diable se passe-t-il, se demande le commissaire. Pourquoi le cri et les coups
de sifflet. Réagissant enfin, il abandonne sa cachette en toute hâte, en
empoignant sa canne. Deux choses se produisent alors : en le voyant
apparaître, la fille – qui est au courant de sa présence dans cette partie
de la place – vient à lui, affolée. Et
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