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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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disparaître.
    Immobile sur la terrasse, les mains dans les poches de sa
blouse grise, Gregorio Fumagal contemple un long moment les toits de la ville.
Puis il finit par faire demi-tour, descend l’escalier et revient dans le
cabinet qui, après la lumière aveuglante du dehors, semble maintenant
intensément obscur. Comme chaque fois qu’il envoie un pigeon vers l’est, le
taxidermiste est en proie à une étrange euphorie. Sensation de pouvoir extrême,
connexion spirituelle avec des énergies inexplicables, quasi magnétiques,
déchaînées depuis l’autre côté de la baie par sa décision et sa volonté personnelles.
Rien de moins banal ni de moins innocent, conclut-il, que ce pigeon désormais
loin, transportant aveuglément la clef, le catalyseur, de complexes relations
entre les êtres vivants, leur existence et leur mort.
    Ce dernier mot plane sur les animaux immobiles. Le chien à
demi empaillé est toujours sur la table de marbre, couvert d’un drap blanc. Un
travail patient, tout comme l’autre. Qui requiert beaucoup de calme. Plusieurs
parties du corps sont déjà tenues par du fil de fer qui renforce les os et les articulations,
et certaines cavités naturelles sont remplies de bourre. Les orbites vides sont
obstruées avec des boules de coton. L’animal répand l’odeur forte des
substances qui le préservent de la décomposition. Après avoir haché et mélangé
dans un mortier le savon de Frasquito Sanlúcar à de l’arsenic, du sublimé et de
l’esprit-de-vin, le taxidermiste l’étend soigneusement avec une brosse en crin
sur la peau du chien, en suivant délicatement le sens du poil et en essuyant
l’écume avec une éponge.
    Au moment où la pendule de la commode sonne un coup, Fumagal
lui adresse de nouveau un rapide coup d’œil, sans interrompre son travail. Il
se dit que le pigeon doit être parvenu à destination. Cela signifie de nouveau
des droites et des courbes, des impacts et des explosions. Aujourd’hui même
s’ébranleront encore des forces puissantes, épaississant la toile d’araignée
sur la carte, où la dernière bombe tombée figure déjà par une marque en forme
de croix.
    À la tombée de la nuit, décide-t-il, il sortira faire une promenade.
Longue. À cette époque de l’année, les nuits de Cadix sont délicieuses.
     
    Rogelio Tizón ne boit pratiquement pas de vin ; juste,
de temps en temps, un morceau de pain trempé dedans à la mi-journée.
Aujourd’hui, il expédie son souper avec de l’eau, comme d’habitude. De la
soupe, une cuisse de poulet bouillie. Un peu de pain. Il en est encore à
nettoyer l’os quand on frappe à la porte. La servante – une femme d’âge
mûr, petite et olivâtre – va ouvrir et annonce Hipólito Barrull, qui arrive
avec un portefeuille bourré de papiers.
    — Je ne sais si je fais bien en venant troubler votre
intimité à cette heure, commissaire. Mais vous sembliez si préoccupé. Vous vous
souvenez… ? Les traces sur le sable.
    — Bien sûr que oui ! – Tizón s’est levé en
s’essuyant la bouche et les mains avec sa serviette. – Et vous ne me
dérangez jamais, professeur. Voulez-vous prendre quelque chose ?
    — Non, merci. J’ai déjà dîné.
    Le policier adresse un regard à sa femme, assise de l’autre
côté de la table : très maigre, yeux noirs, éteints, avec des cernes qui
accentuent son aspect fané. La bouche, lèvres serrées, est sévère. Tous savent
dans la ville que cette femme sèche et triste a été belle en son temps. Et
heureuse aussi, peut-être. Avant de perdre leur fille unique, disent les uns.
Avant de se marier, disent d’autres, d’un air entendu. Que voulez-vous que je
vous dise, voisine : c’est Cadix. Un sacré calvaire d’être la femme du
commissaire Tizón. Est-ce que c’est vrai ce qu’on raconte ? Qu’il la
bat ? S’il n’y avait que ça, voisin. Je vous le dis, moi, s’il ne faisait
que la battre !
    — Nous allons au salon, Amparo.
    La femme ne répond pas. Elle se borne à adresser un sourire
absent au professeur et demeure immobile, les doigts de la main gauche, où elle
porte son alliance, roulant une vague boulette de pain sur la nappe. Devant son
assiette intacte.
    — Mettez-vous à l’aise, professeur. – Tizón a pris
une lampe allumée et tourne la molette de la mèche pour augmenter la
flamme. – Vous voulez du café ?
    — Non, merci. Je ne dormirais pas de la nuit.
    — Moi, ça ne change rien : avec ou sans café,

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