Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
d’agressions
plus perverses, si tant est que le mot plus peut avoir un sens dans de
telles circonstances.
— La Persil est arrivée, commissaire.
— Faites-la attendre.
La matrone qu’il a envoyé chercher fait le pied de grue à
l’extrémité de la ruelle, avec les vigiles qui maintiennent à distance les
quelques voisins déjà debout à cette heure matinale et venus satisfaire leur
curiosité. Prête à énoncer son diagnostic définitif quand le commissaire lui en
donnera l’ordre. Mais Tizón n’est pas pressé. Il reste immobile depuis un bon
moment, assis sur un tas de décombres, le chapeau rabattu sur le front et la
redingote jetée sur les épaules, les mains posées sur la tête de bronze de sa
canne. Il regarde. Il s’est demandé si la fille est morte là, ou si elle y a
été déposée après sa mort, mais ses dernières hésitations se dissipent avec la
lueur de l’aube qui permet de découvrir des taches de sang sur le sol et les
pierres proches du cadavre. C’est ici même, sans aucun doute, que, ligotée et
bâillonnée pour étouffer ses cris, elle a été fouettée à mort.
Rogelio Tizón – le professeur Barrull l’a dit cette nuit
même avec autant de rudesse que de franchise – n’est pas homme à
s’embarrasser de sentiments délicats. Certaines horreurs courantes de sa vie
professionnelle ont endurci son regard et sa conscience, sans compter que
lui-même peut parfois faire horreur. Tout Cadix le connaît comme un personnage
coriace, dangereux. Pourtant, en dépit de sa rude biographie, la proximité du
corps torturé lui inspire un trouble inhabituel. Il ne s’agit pas de la vague
pitié que peut susciter n’importe quelle victime, mais d’une étrange pudeur,
agressée jusqu’aux limites de l’insupportable. Plus intense maintenant que le
jour où, cinq mois plus tôt, il s’est trouvé face au cadavre de la première
fille morte de la même façon ; et plus intense aussi que la deuxième fois,
lors de l’assassinat sur le Récif. L’impression pénible qu’un abîme s’ouvre
sous ses pieds. La sensation de vide indéfinissable, où résonnent, affreusement
tristes, les notes du piano familial dont personne n’effleure plus les touches.
Odeur lointaine, jamais oubliée, d’une peau d’enfant, fièvre maligne qui
refroidit dans la douleur nue d’une chambre vide. Solitude faite de silences
sans larmes, mais qui gouttent comme le tic-tac cruel d’une horloge. Regard
absent, finalement, de la femme qui erre désormais dans la maison et la vie de
Rogelio Tizón comme un reproche, un témoin, un fantôme ou une ombre.
Le commissaire se lève en clignant des yeux comme s’il
revenait de très loin. Le moment est venu pour la Persil de procéder à son
inspection et, d’un geste, il ordonne de la laisser venir. Sans attendre le
salut de la matrone ni y répondre, Tizón s’éloigne du corps de la fille.
Pendant quelques instants, il interroge les voisins qui se sont rassemblés près
du terrain vague, après avoir passé manteaux, capes ou bonnets à la va-vite
par-dessus leurs chemises de nuit. Non, décidément, personne n’a rien vu ou
entendu. Ils ne savent pas non plus si la fille est du quartier. Personne n’est
au courant d’une disparition. Tizón ordonne à son subordonné Cadalso de faire
enlever le corps dès que la matrone aura terminé son examen, sans qu’aucun
habitant ne le voie.
— Compris ?
— Oui.
— Ça veut dire quoi, ce oui ?… Vous avez bien
compris, oui ou merde ?
— Compris, monsieur le commissaire. Le corps caché, et
que personne ne le voie.
— Et bouche cousue. Aucune explication. Est-ce
clair ?
— Très clair, monsieur le commissaire.
— Si l’un de vous ne tient pas sa langue, je la lui
arrache et je la lui écrase sur son sale groin. – Il désigne la Persil,
agenouillée près du corps. – Dites la même chose à cette vieille pute.
Après avoir tout réglé, Rogelio Tizón s’éloigne, canne à la
main, en observant les alentours. Les premières lueurs du jour pénètrent dans
la rue des Rémouleurs montant des remparts et de la baie proche, et noyant de
gris les façades des maisons. Pas de contours définis, seulement des ombres qui
estompent les formes dans les porches, les grilles et les recoins de la rue.
Les pas du commissaire résonnent sur le pavé pendant son court trajet, à
l’affût de quelque chose qu’il ignore encore : un indice, une idée. Il se
sent comme le joueur
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