Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
pour les éloigner. Derrière les casernes.
Quand Gregorio Fumagal sort de chez le marchand de savon,
son paquet sous le bras, les deux jeunes femmes marchent devant lui en
regardant les boutiques. Le taxidermiste les observe à la dérobée et, laissant
derrière lui la place du Mentidero, se dirige vers la partie orientale de la
ville par les rues droites et bien tracées – de façon à couper le passage
aux vents de levant et de ponant – proches de la place San Antonio. En
chemin, il s’arrête dans la boutique de la rue des Teinturiers, où il achète
trois grains de sublimé, six onces de camphre et huit d’arsenic blanc. Puis il
poursuit jusqu’au coin des rues des Rémouleurs et du Rosaire, où des habitants
du quartier, assis à la porte d’un troquet, débouchent une bouteille de vin en
contemplant la maison touchée par une bombe à neuf heures ce matin. Elle a
perdu une partie de sa façade. De la rue, on peut voir trois étages éventrés de
haut en bas, exhibant pêle-mêle des poutres brisées, des portes qui donnent sur
le vide, des gravures ou des tableaux de travers sur les murs, un lit et
d’autres meubles miraculeusement en équilibre au-dessus du désastre. Un paysage
d’intimité domestique soudain mis à nu de la manière la plus obscène. Voisins,
soldats, vigiles du quartier étayent les étages et retournent les décombres.
— Il y a des victimes ? demande Fumagal au
marchand de vin.
— Aucune victime sérieuse, grâce à Dieu. Il n’y avait
personne dans la partie qui a été démolie. Seules la propriétaire et une
domestique ont été blessées… La bombe a tout cassé, mais le malheur s’arrête
là.
Le taxidermiste s’approche d’un groupe de curieux qui observent
les débris de l’engin : des fragments de fer et de plomb épars dans les
gravats. Pour le plomb, ce sont de fins morceaux d’une demi-paume de long,
enroulés sur eux-mêmes comme des tire-bouchons. La maison, entend dire Fumagal,
est celle d’un commerçant français, emprisonné depuis deux ans sur les pontons
de la baie. Sa femme est à l’hôpital avec les deux jambes cassées, après avoir
été extraite des décombres. La domestique s’en tire avec quelques contusions.
— Elles l’ont échappé belle, affirme une voisine en se
signant.
Les yeux attentifs du taxidermiste enregistrent tout. La
direction d’où est venue la bombe, l’angle d’incidence, les dégâts. Vent de
levant, aujourd’hui. Modéré. En se gardant d’attirer l’attention, il va du
point où le projectile est tombé jusqu’à l’église du Rosaire en comptant les
pas et en calculant la distance : environ 25 toises. Il prend
discrètement des notes sur un petit carnet à couverture cartonnée qu’il sort de
la poche de sa redingote ; il les reportera plus tard sur la carte
déployée sur la table de son cabinet. Droites et courbes. Points d’impact sur
la trame en forme de toile d’araignée qui grandit peu à peu sur le tracé de la
ville. Ce faisant, il voit passer les deux jeunes femmes qu’il a rencontrées
dans la boutique du marchand de savon, venues constater les dégâts. Pendant
qu’il les observe de loin, le taxidermiste se heurte à un homme au teint hâlé
qui arrive dans l’autre sens, vêtu d’un chapeau à cornes noir et d’une veste de
drap bleu à boutons dorés. Après de brèves excuses de Fumagal, chacun poursuit
son chemin.
*
Pepe Lobo ne prête pas attention à l’homme vêtu de sombre
qui s’éloigne lentement avec deux paquets dans ses mains longues et pâles. Le
marin a d’autres préoccupations. L’une d’elles est la manière dont la malchance
s’acharne sur lui. Sous les décombres de la pension qu’il habite – qu’il
habitait jusqu’aujourd’hui – est enterré son coffre de cabine avec ses
affaires. Ce n’est pas qu’il y ait grand-chose dedans, mais quand même :
trois chemises et du linge blanc, une veste, des pantalons, une longue-vue et
un sextant anglais, une horloge de longitude, des cartes marines, deux
pistolets et quelques objets indispensables, dont son brevet de capitaine. Pas
d’argent : le peu qu’il possède tient dans sa poche. Le reste, ce qu’on
lui doit pour son dernier voyage, il ignore quand il le recevra. La visite
qu’il vient de rendre il y a une demi-heure à l’armateur de la Risueña n’est guère encourageante. Repassez dans quelques jours, capitaine. Quand nous
aurons fait le bilan de ce voyage désastreux
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