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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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ces
derniers jours, je ne ferme pas l’œil. Mais vous fumerez bien un cigare avec
moi. Oubliez un moment votre tabatière.
    — Là, je ne dis pas non.
    Le petit salon est confortable, avec des fenêtres –
pour l’heure, fermées – qui donnent sur l’Alameda, des fauteuils et des
chaises ouvragés, tapissés de damas, une mesa camilla [2] et son brasero, une petite table basse et un piano collé au mur, dont
personne ne joue plus depuis onze ans. Il y a des tableaux de médiocre facture
et quelques gravures sur le papier peint des murs, et aussi un canterano en noyer, meuble mi-secrétaire mi-bibliothèque, portant trois douzaines de
livres : plusieurs sur l’histoire de l’Espagne, deux ou trois traités
d’hygiène urbaine, des recueils brochés d’ordonnances royales, un dictionnaire
de la langue castillane, un Don Quichotte de l’éditeur Sancha en cinq
volumes, les Romances de Juan Hidalgo et les deux tomes consacrés à
Cadix dans les Annales d’Espagne et du Portugal de Juan Álvarez de
Colmenar.
    — Goûtez-moi celui-là. – Tizón ouvre un coffret à
cigares. – Il est arrivé de La Havane voici deux jours.
    Cigares gratis, soit dit en passant. En toute simplicité. Le
commissaire vient de toucher huit bonnes boîtes d’excellents cigares comme
partie du règlement – le reste, deux cents douros d’argent –
correspondant à la validation du passeport douteux d’une famille d’émigrés. Les
deux hommes fument autour d’un cendrier de métal en forme de chien de chasse. Y
posant son havane tout juste allumé, Hipólito Barrull ajuste ses lunettes,
ouvre le portefeuille et étale devant Tizón plusieurs pages manuscrites. Puis il
reprend son cigare, tire une bouffée et se carre dans son fauteuil avec un
demi-sourire satisfait.
    — Des traces sur le sable, répète-t-il en rejetant
lentement la fumée. Je crois que c’était à ça que vous deviez penser.
    Tizón regarde les papiers. Ils lui sont vaguement familiers.
Il reconnaît l’écriture de Barrull.
     
    Ô fils de
Laërte, je te vois toujours à la recherche de traces pour tendre un piège à tes
ennemis…
     
    Oui, confirme-t-il, il a déjà lu ça. Il y a longtemps. Les
pages sont numérotées, mais elles ne portent pas de titre ni aucune indication
de leur origine. Le texte se présente sous la forme d’un dialogue :
Athéna, Odysseus. «  Ton flair aussi sûr que celui d’un limier de
Laconie a conduit tes pas sans te tromper. » Le cigare entre les
dents, il lève les yeux pour avoir une explication.
    — Vous ne vous souvenez pas ? demande Barrull.
    — Si, vaguement.
    — Je vous ai donné à lire ces pages, autrefois. Dans ma
désastreuse traduction de l’ Ajax de Sophocle.
    En quelques mots, le professeur lui rafraîchit la mémoire.
Dans sa jeunesse, Barrull s’est consacré pendant un temps à la tâche –
jamais achevée – de traduire en langue castillane les tragédies de
Sophocle recueillies dans la première édition de ses œuvres imprimée en Italie
au XVI e  siècle. Et voici environ trois ans, avant la guerre
avec les Français, en parlant de cette tentative avec Tizón pendant une partie
d’échecs au café de la Poste, ce dernier a exprimé sa curiosité pour Ajax, en
affirmant au professeur que le premier acte commençait par une enquête quasi
policière menée par Odysseus. Ou Ulysse, pour les intimes.
    — Naturellement. Que je suis bête.
    Rogelio Tizón frappe les pages du doigt et tire sur son
cigare. Maintenant, il se souvient de tout. À l’époque, Barrull lui a prêté le
manuscrit de la tragédie de Sophocle, et il l’a lu avec intérêt, même si
l’intrigue lui a paru ne pas valoir grand-chose. Pourtant, de sa lecture, il a
retenu l’épisode où Ulysse, en plein siège de Troie, enquête sur le massacre
perpétré par Ajax, parmi les brebis et les bœufs du camp grec. Ajax est devenu
fou à la suite d’une offense commise par ses compagnons, liée aux armes du
défunt Achille. Et, devant l’impossibilité de se venger, il décharge sa colère
sur les animaux, qu’il torture et tue dans sa tente.
    — Vous aviez raison, à propos de la plage et des traces
sur le sable… Lisez plutôt.
    Tizón lit. Et il n’en perd pas un mot :
     
    Et voici que je te rencontre près de la tente marine
d’Ajax au bord du rivage, suivant depuis longtemps déjà la piste et mesurant
les traces fraîches imprimées sur le sable…
     
    C’était donc ça qu’il avait

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