Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
Vom Netzwerk:
et que nous aurons tout réglé.
Nous devons d’abord rembourser les emprunts auxquels nous a forcés le retard du
navire. Votre retard, monsieur. J’espère que vous vous rendez compte de la
gravité du problème. Pardon ? Ah, oui. Je regrette. Nous n’avons aucun
commandement disponible. Naturellement, nous vous aviserons si cela se
présente. Soyez sans inquiétude. Et maintenant, si vous me permettez. Au
plaisir de vous revoir.
    Le marin traverse la rue pour aller vers les gens rassemblés
devant la maison. Commentaires indignés, insultes contre les Français. Rien de
neuf. Il se fraye un passage entre les curieux jusqu’à ce qu’un sergent des
Volontaires lui dise, d’un ton rogue, qu’il ne peut pas aller plus loin.
    — J’habite dans cette maison. Je suis le capitaine
Lobo.
    Regard de haut en bas.
    — Capitaine ?
    — Parfaitement.
    Le titre ne semble pas impressionner le sergent, qui porte
l’uniforme bleu et blanc des milices urbaines ; mais en bon Gaditan, il
flaire le marin de commerce et s’adoucit. Quand Lobo lui explique que son
coffre est là-dessous, il lui offre l’aide d’un soldat pour le chercher dans
les décombres, si tant est qu’on puisse sauver quelque chose de ce désastre. Et
donc Lobo le remercie, ôte sa veste et, en manches de chemise, se met au
travail. Ça ne va pas être facile, pense-t-il tout en remuant les moellons, les
briques et les madriers brisés, de trouver un autre gîte décent. Avec
l’affluence des étrangers, la pénurie de logements est extrême. La population
de Cadix a doublé : pensions et auberges sont pleines, et même des
chambres et des terrasses de maisons se louent ou se sous-louent à des prix
extravagants. Il est impossible de rien trouver pour moins de vingt-cinq réaux
par jour, et le loyer annuel d’un logis modeste dépasse déjà les dix mille. Des
sommes que tout le monde ne peut pas débourser. Certains réfugiés appartiennent
à la noblesse, ils disposent de ressources, reçoivent de l’argent des Amériques
ou parviennent à toucher les revenus de leurs terres, situées en zone ennemie,
à travers des maisons de commerce de Paris et de Londres ; mais la plus
grande part est constituée de propriétaires minés, de patriotes qui ont refusé
de prêter serment au roi usurpateur, d’employés en disponibilité, de fonctionnaires
de l’ancienne administration ballottés par les flux et les reflux de la guerre,
suivant avec leurs familles la Régence dans sa fuite depuis l’entrée des
Français dans Madrid et Séville. D’innombrables émigrés s’entassent dans la
ville sans moyens pour vivre convenablement, et leur nombre augmente avec ceux
qui, quotidiennement, fuient l’Espagne occupée ou en danger de l’être. Par
chance, les vivres ne manquent pas et les gens se débrouillent comme ils
peuvent.
    — Est-ce que c’est votre coffre, monsieur ?
    — Oh, merde… Oui, ça l’était.
    Deux heures plus tard, un Pepe Lobo sale, transpirant,
résigné – ce n’est pas la première fois qu’il se retrouve avec guère plus
que ce qu’il porte sur lui – marche en direction de la Porte de Mer,
chargé d’un sac de toile contenant les restes de son naufrage personnel :
les quelques affaires qu’il a pu sauver de l’écrasement du coffre. Sextant,
longue-vue, cartes marines n’ont pas survécu. Le reste est en mauvais état. En
tout cas, il a été bien inspiré de passer dès potron-minet chez l’armateur de
la Risueña, sinon, ç’aurait pu être bien pire. Une bombe, et fini son
tour de quart : au ciel avec les anges, ou peut-être ailleurs. En résumé,
la situation n’est pas brillante. Elle est même délicate. Mais une ville comme
Cadix laisse toujours une marge de manœuvre : l’idée le réconforte un peu,
tandis qu’il s’enfonce par les rues et les tavernes voisines du Boquete et de
la Merced, parmi les marins, les pêcheurs, les filles, la faune interlope des
ports, les étrangers et les réfugiés de la plus basse condition. Là, dans des
coins qui portent des noms éloquents comme la rue du Cercueil ou la rue de la
Gale, il connaît des antres où un marin peut trouver une paillasse pour passer
la nuit en échange de quelques sous ; encore qu’il faille y dormir avec
une femme, en gardant un œil ouvert et un couteau sous la veste pliée qui sert
d’oreiller.
     
    *
     
    Le temps semble suspendu dans le silence des créatures
immobiles qui occupent les murs du cabinet. La lumière

Weitere Kostenlose Bücher