Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
qui, devant une partie difficile, dépourvu de recours
immédiats, étudie les pièces en espérant qu’une révélation subite, une issue
qu’il n’avait pas aperçue jusque-là, lui inspirera un nouveau mouvement. Cette
sensation ne doit rien au hasard. L’écho de sa conversation avec Hipólito
Barrull résonne, précis, dans son souvenir. Le flair d’un limier de Laconie.
Des traces. Le professeur l’a accompagné, cette nuit, sur le lieu du crime et a
jeté un coup d’œil avant de disparaître avec beaucoup de tact. Nous reporterons
cette partie d’échecs, a-t-il dit en s’en allant. Il est trop tard, maintenant,
pour rien reporter, a failli répondre Tizón, qui pensait à tout autre chose.
Parce qu’il livre, depuis un bon bout de temps, une partie bien plus obscure et
plus complexe. Trois pions hors jeu, un joueur caché et une ville assiégée. Ce
que désire à présent le commissaire, c’est rentrer chez lui et lire le
manuscrit d ’Ajax qui l’attend sur le fauteuil, ne serait-ce que pour
écarter l’association erronée et absurde qu’il suggère. Il sait combien il est
dangereux de se laisser égarer par des idées excentriques qui mènent à des
impasses et des pièges de l’imagination. Dans les affaires criminelles, où les
apparences trompent rarement, le chemin le plus évident est aussi le plus sûr.
S’en écarter conduit à des vues stériles et dangereuses. Mais aujourd’hui il a
du mal à garder la tête froide ; d’où son malaise. Les quelques lignes
lues dans la nuit se répètent au rythme de ses pas dans le petit matin gris de
la ville. Toc, toc, toc. Suivant depuis longtemps déjà la piste. Toc,
toc, toc. Et mesurant les traces fraîches imprimées sur le sable. Toc,
toc, toc. Des pas et des traces. Cadix en est plein. Davantage, même, que sur
le sable d’une plage. Ici, les traces se superposent les unes aux autres. Des
milliers d’apparences effacent ou dissimulent des milliers de réalités, d’êtres
humains complexes, contradictoires et malveillants. Le tout compliqué encore
par le siège singulier que subit la ville. Par cette guerre étrange.
La façade dévastée au coin des rues des Rémouleurs et du
Rosaire frappe Tizón en pleine figure. C’est d’une évidence diabolique. Le
commissaire reste immobile, paralysé, tant il ne s’attendait pas à cette
découverte – ou peut-être, conclut-il un instant plus tard, peut-être
justement s’y attendait-il inconsciemment. La bombe française est tombée il y a
moins de vingt-quatre heures à trente pas de l’endroit où gît la fille. Avec
des précautions presque exagérées, comme s’il craignait de modifier les indices
par des mouvements inappropriés, Tizón étudie l’effondrement, la brèche
verticale qui met à nu une partie des trois étages de la maison, les murs
intérieurs à découvert et provisoirement étayés par des madriers. Puis il se
retourne pour regarder dans la direction du levant d’où est venu le tir,
par-dessus la baie, en calculant la trajectoire jusqu’au lieu de l’impact.
Un homme est sorti, en manches de chemise malgré le froid du
petit matin, portant un long tablier blanc. C’est un boulanger qui veut
débarrasser l’entrée de sa boutique des tronçons de poutres qui l’encombrent.
Tizón va pour le rejoindre et, arrivé au porche, il perçoit l’odeur des miches
tout juste sorties du four. L’homme le regarde d’un air soupçonneux, étonné de
trouver dans la rue, de si bonne heure, un individu portant redingote, chapeau
et canne.
— Où sont les restes de la bombe ?
— On les a emportés, répond le boulanger, surpris que
quelqu’un s’intéresse à des bombes de si bon matin.
Tizón demande des détails, et il les lui donne. Il explique
que certaines explosent et d’autres pas. Celle-là l’a fait. Elle a touché le
haut de la maison, au coin de la rue. Les éclats de plomb sont retombés
partout.
— Vous êtes sûr que c’était du plomb, camarade ?
— Oui, monsieur. Des morceaux comme ça, de la longueur
d’un doigt. Du genre de ceux qui sont tordus par l’explosion de la bombe.
— Comme des tire-bouchons, précise Tizón.
— Exactement. Ma fille en a rapporté quatre à la
maison… Vous voulez les voir ?
— Non.
Tizón fait demi-tour pour regagner la rue des Rémouleurs. Il
marche à présent d’un pas pressé en réfléchissant rapidement. Cela ne peut être
de simples coïncidences, conclut-il. Deux bombes et
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