Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
deux filles mortes moins de
vingt-quatre heures après leur chute, et à quelques pas de celle-ci. Tout est
trop précis pour qu’on l’attribue au hasard. Et, qui plus est, ce ne sont plus
seulement deux crimes, mais trois. La première fille, également fouettée à
mort, a été trouvée dans une ruelle entre Santo Domingo et la Merced, dans la
partie orientale de la ville, près du port. À l’époque, l’idée n’avait effleuré
personne de se demander si des bombes étaient tombées à proximité, et c’est
bien ce que Tizón veut maintenant vérifier. Ou confirmer, car il subodore que
c’est bien le cas. Qu’il y a eu, pareillement, un impact proche juste avant.
Que ces bombes tuent autrement que ne l’ont prévu les Français. Que le hasard
n’existe pas sur les échiquiers.
Le policier sourit légèrement – encore qu’il soit excessif
d’appeler sourire cette mimique rébarbative et lugubre que dessinent ses lèvres
en découvrant la dent en or –, tandis qu’il chemine dans la lumière grise,
accompagné du bruit de ses pas, en balançant sa canne. Toc, toc, toc. Songeur.
Cela fait bien longtemps – il a oublié quand – qu’il n’a pas éprouvé
cette pénible sensation de la peau qui se hérisse sous les vêtements. Le
frisson de la peur.
*
Le canard vole bas au-dessus des salines, avant d’être
abattu d’un coup de fusil. Le tir provoque les appels et l’envol apeurés
d’autres volatiles aux alentours. Puis le silence revient. Au bout d’un moment,
trois formes humaines se découpent à contre-jour sur le ciel de plomb du petit
matin. Elles portent la capote grise et le schako noir des soldats français et
avancent prudemment, courbées, fusil à la main. Deux restent en arrière, sur un
petit talus de sable, couvrant avec leurs armes la troisième qui va chercher le
gibier dans les buissons.
— Ne bougez pas, chuchote Felipe Mojarra.
Il est à plat ventre sur la rive de l’étroit étier, jambes
et pieds nus dans la vase imprégnée de sel, tenant son fusil tout près de son
visage. Il observe les Français. À côté de lui, le capitaine du génie Lorenzo
Virués reste très calme, baissant la tête et serrant dans ses bras la sacoche
en cuir, pourvue de lanières pour la porter sur le dos, dans laquelle il
transporte une longue-vue, des cahiers et tout ce qu’il faut pour dessiner.
— Ceux-là, c’est la faim qui les mène. Ils partiront
dès qu’ils auront trouvé leur canard.
— Et s’ils viennent jusqu’à nous ? s’inquiète
l’officier, toujours dans un murmure.
Mojarra caresse de son index le pontet de son arme : un
bon mousquet Charleville – pris à l’ennemi quelque temps plus tôt près du
pont de Zuazo – qui tire des balles sphériques en plomb de presque un
pouce de diamètre. Dans la giberne qu’il porte attachée à sa large ceinture, à
côté d’une gourde pleine d’eau, il garde en réserve dix-neuf cartouches de ces
balles, enveloppées dans du papier ciré.
— S’ils viennent trop près, j’en tuerai un et les
autres ne s’aventureront pas plus loin.
Du coin de l’œil, il voit le capitaine Virués prendre le
pistolet qu’il porte à son ceinturon avec son sabre et le garder dans sa main,
pour parer à toute éventualité. Ce militaire a suffisamment l’habitude du feu
pour que Mojarra croie inutile de lui recommander de n’armer son pistolet qu’au
tout dernier moment, car dans le silence des salines n’importe quel son
s’entend de loin. De toute manière, Mojarra préfère que les Français trouvent
leur canard le plus vite possible et retournent dans leurs tranchées. Ce genre
de rencontre, on sait comment ça commence, mais on ne sait pas comment ça se
termine : et cet homme des salines n’a aucune envie de regagner les lignes
espagnoles avec les gabachos à leurs trousses en traversant presque une
demi-lieue de no man’s land, un labyrinthe marécageux avec ses canaux, ses
étiers et ses sables mouvants. Il lui a fallu quatre heures pour guider son
compagnon par l’étier de San Fernando afin d’être à l’aube sur le lieu
idoine : un point d’observation qui permette au militaire de lever des
croquis des fortifications ennemies de la redoute dite des Grenadiers. Après
quoi, une fois retrouvé le calme de l’arrière, ces notes seront converties en
cartes et plans détaillés, un art dans lequel le capitaine Virués – comme
on l’a expliqué à Mojarra dont les compétences se
Weitere Kostenlose Bücher