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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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limitent à savoir patauger
dans la vase des salines – est passé maître.
    — Ils s’en vont. Ils ont leur canard.
    Les trois Français se retirent avec les mêmes précautions,
aux aguets, fusils prêts à tirer. À leur façon prudente de se déplacer, Mojarra
estime que ce sont des vétérans – sûrement des fusiliers du 9 e  régiment
d’infanterie de ligne, qui tient les tranchées les plus proches –
accoutumés aux attaques surprises des bandes de guérilleros opérant le long de
la ligne fortifiée qui défend l’île de Léon, au-delà des méandres du canal de
Sancti Petri et l’étier de la Cruz. S’il est au courant pour le 9 e de ligne, c’est parce que, le mois dernier, il a égorgé dans les mêmes parages
un Français qui s’était accroupi pour satisfaire un besoin naturel, et qu’il a
pu voir la plaque de son schakos.
    — Allons-y. Suivez-moi à six ou sept pas.
    — Nous sommes encore loin ?
    — On y est presque.
    Après s’être légèrement relevé pour inspecter le terrain,
Felipe Mojarra avance lentement, plié en deux et le fusil à la main, le long de
la ramification de l’étier dont l’eau lui monte jusqu’aux genoux. Tout homme
ordinaire qui resterait quelques heures sans chaussures dans le sel épais de
cette eau aurait les pieds transformés une bouillie de chair sanglante, mais il
est né dans les salines. Ses pieds, rompus à toute une vie de braconnier, ont
la plante garnie d’un cal jaunâtre et dur comme du vieux cuir qui lui permet de
marcher sans se blesser sur des cailloux ou des épines. Pendant qu’il progresse
avec précaution, il entend le doux clapotis des bottes militaires de son
compagnon. À la différence de Mojarra, qui porte une culotte s’arrêtant aux
genoux, une chemise de toile grossière, une veste courte en flanelle et une
navaja dont la lame d’une paume et demie est passée dans sa ceinture, le
capitaine est vêtu de son uniforme bleu à revers et col violets, orné de
l’insigne crénelé du génie. C’est un bel homme qui doit mesurer, estime Mojarra,
près de six pieds et avoir trente ans bien sonnés ; cheveux et moustache
châtain clair, manières courtoises. Le saunier n’est pas choqué de voir cet
officier s’obstiner – c’est la cinquième reconnaissance qu’ils effectuent
ensemble – à revêtir l’uniforme complet, sans autre allégement que
l’absence de la cravate réglementaire. Peu nombreux sont les militaires
espagnols qui y renoncent quand ils participent à des actions irrégulières.
S’ils se font prendre, l’uniforme leur garantit que les Français les traiteront
d’égal à égal, comme des prisonniers de guerre ; un sort bien différent de
celui des gens du cru, comme ce serait le cas pour Mojarra. Là, peu importe
l’habit. Tomber entre des mains françaises signifie normalement une corde au
cou et une branche d’arbre, ou une balle dans la tête.
    — Attention, mon capitaine. Passez par l’autre bord…
C’est ça. Si vous allez par là, vous vous enfoncerez tout entier. Cette vase
peut avaler d’un coup un cavalier et son cheval.
    Felipe Mojarra Galeote a quarante-six ans ; il est né
sur l’île de León, d’où il n’est sorti que pour aller à Chiclana, Puerto Real
et El Puerto de Santa María, ou dans la ville de Cadix, car une de ses filles,
Mari Paz, y travaille comme servante dans une bonne maison, chez des gens riches
qui sont dans le commerce. Ses trois enfants – rien que des filles, le
seul garçon est mort avant d’avoir atteint quatre ans –, il les a élevés,
tout en entretenant une épouse et une vieille belle-mère impotente, grâce à son
travail de saunier et son activité de braconnier dans les marais salants et les
étiers de la région, dont il connaît chaque détour mieux que ses propres
pensées. Comme tous ceux qui, du temps de la paix, vivaient tant bien que mal
dans cette région, Mojarra sert depuis un an dans la compagnie des chasseurs
des Salines : une troupe irrégulière, organisée par l’habitant de l’île
don Cristóbal Sánchez de la Campa. On vous y paye de temps en temps, et on vous
donne de quoi manger. De plus, le saunier n’aime pas les Français : ils volent
le pain des pauvres, pendent les gens, violent les femmes et sont les ennemis
de Dieu et du roi.
    — Voilà la redoute des gabachos, mon capitaine.
    — Celle des grenadiers ? Tu es sûr ?
    — Il n’y en a pas d’autre dans les parages. Elle est à
deux

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