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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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cents pas.
    Adossé à un petit monticule de sable, le fusil entre les
jambes, Mojarra observe le militaire qui a sorti ses instruments de travail et
déplie la longue-vue dont il enduit de boue le cuivre et la lentille en
laissant seulement un petit espace propre au centre. Puis, après avoir rampé
jusqu’à la crête du talus, il la dirige vers les positions ennemies. La
précaution n’est pas de trop, car le ciel s’annonce dégagé, sans un nuage, et
le soleil qui commence à dorer l’horizon ne sera plus long à apparaître entre
Medina Sidonia et les pinèdes de Chiclana. C’est l’heure que le capitaine
Virués préfère pour prendre ses croquis ; car, comme il l’a dit un jour à
Mojarra, la lumière horizontale fait mieux ressortir les détails et les formes.
    — Je vais voir si rien ne cloche, chuchote le saunier.
    Il rampe, fusil à la main, puis se met à genoux, au milieu
des arroches et des asperges sauvages qui poussent le long du talus, pour
inspecter les environs : petites dunes de sable, buissons épineux,
roseaux, tas de boue et croûtes de sel blanches, luisantes, qui craquent quand
on marche dessus. Pas trace de Français à l’extérieur de leur fort. À son
retour, il voit que le militaire a posé la longue-vue et fait aller son crayon
sur le cahier. Une fois de plus, Mojarra admire son coup de main, la façon
rapide et précise dont il transpose sur le papier les lignes du fort, les murs
élevés avec de la boue, les gabions, les fascines, les bouches des canons dans
les meurtrières. Un paysage qui, sans guère de variations, se répète
régulièrement tout au long de l’arc de douze milles qui va du Trocadéro au
château de Sancti Petri, verrouillant l’île de Léon et la ville de Cadix.
Parallèlement à cet arc offensif, courent les lignes espagnoles : un épais
réseau de batteries qui croisent leurs feux et prennent les canaux en enfilade,
rendant impossible un assaut direct des troupes impériales.
    Une trompette sonne dans le fort. Le saunier sort un peu la
tête et voit monter le long d’un mât un drapeau bleu, blanc et rouge qui pend
ensuite, inerte. Il est l’heure de manger un morceau. Il plonge une main dans
sa giberne et en sort un quignon de pain rassis, qu’il grignote après l’avoir
mouillé de quelques gouttes d’eau de la gourde.
    — Comment va votre travail, mon capitaine ?
    — À merveille. – Le militaire parle sans lever la
tête, tout à son dessin. – Et de ton côté ?
    — Calme plat. Tout est tranquille.
    Mojarra observe que le courant du petit étier voisin
commence à s’écouler doucement et découvre les berges. Signe que là-bas, dans
la baie, la marée descend. Le canot à fond plat qu’ils ont laissé à un mille et
demi de là sera bientôt échoué dans la vase. Dans quelques heures, pour la
dernière partie de leur retour à la Carraca, ils vont avoir le courant contre
eux, et cela rendra le trajet plus pénible. C’est là l’un des aspects de
l’étrange guerre qui se livre dans les salines. Les flux et les reflux de
l’eau, au rythme des marées de l’Atlantique proche, accentuent le caractère
particulier des opérations militaires : incursions de guérillas, feux de
contrebatterie, flottilles de chaloupes canonnières qui, grâce à leur faible
tirant d’eau, manœuvrent en silence dans ce labyrinthe de marécages, marais
salants, canaux et étiers.
    Le premier rayon du soleil, rougeâtre et horizontal, passe
entre les arbustes et éclaire le capitaine Virués, toujours concentré sur ses
croquis. Parfois, dans les moments d’inaction – les excursions matinales
de Felipe Mojarra et de son compagnon abondent en pauses patientes et en
attentes prudentes –, le saunier l’a vu dessiner d’autres choses, prises
dans la nature : une plante, une anguille, un crabe des salines. Toujours
avec la même rapidité, la même habileté. Une fois, au Nouvel An, quand ils ont
dû attendre la tombée de la nuit pour repartir sans être vus de la batterie que
les Français ont installée dans le coude de San Diego – ce qui les a
obligés à passer la journée à grelotter de froid, cachés dans un moulin à sel
en ruine –, le capitaine s’est distrait en dessinant Mojarra lui-même,
qu’il a fort bien rendu : les longs favoris en forme de côtelettes
rivalisant en épaisseur avec les sourcils et encadrant les rides profondes du
visage et du front, l’expression obstinée, dure, de l’homme qui a grandi

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