Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
sous
le soleil et dans le vent, dans l’âpre sel des étiers. Un portrait que le
capitaine Virués a donné à son compagnon à leur retour dans les lignes
espagnoles et que celui-ci, satisfait de la ressemblance, conserve, dans un
vieux cadre sans verre, dans son humble logis de l’Île.
Trois coups de canon français retentissent au loin – à
une demi-lieue, vers la partie haute de l’étier Zurraque – et,
sur-le-champ, lui répond de l’autre rive la contrebatterie espagnole. Le duel
se prolonge un moment, pendant que des avocettes affolées s’envolent au-dessus
des salines, puis tout redevient silencieux. Le crayon entre les dents, le
capitaine a pris la longue-vue et étudie de nouveau la position ennemie,
énumérant des détails à voix basse comme pour les fixer dans sa mémoire. Il
revient ensuite à son cahier. Mojarra se soulève à demi et jette encore un coup
d’œil sur les alentours pour vérifier que le calme continue de régner.
— Où vous en êtes, mon capitaine ?
— J’aurai fini dans dix minutes.
Le saunier acquiesce, satisfait. Selon le moment, la
situation et le lieu, dix minutes peuvent signifier une vie entière. En
attendant, toujours accroupi et essayant d’être le plus discret possible, il
dénoue la fente de sa culotte et urine dans le petit étier. Puis il sort de sa
poche son mouchoir à carreaux vert et délavé qu’il noue ordinairement sur son
crâne, le pose sur son visage, installe le fusil entre ses jambes et s’endort.
Comme un enfant.
*
Le bureau est petit, miteux, avec une fenêtre grillagée
donnant sur la rue du Mirador et un angle de la Prison royale. Au mur, un
portrait – auteur inconnu, médiocre facture – de Sa Jeune Majesté
Ferdinand VII. Il y a aussi deux chaises garnies de cuir fendillé et une
table de travail pourvue de tiroirs, sur laquelle est disposé tout ce qu’il
faut pour écrire, encrier, plumes, crayons, un plateau en bois couvert de
documents et un plan de Cadix sur lequel se penche Rogelio Tizón. Depuis un
moment, le commissaire étudie les trois lieux qu’il a entourés d’un cercle au
crayon : l’auberge du Boiteux sur le Récif, le coin des rues des Rémouleurs
et du Rosaire, et l’endroit où est apparu pour la première fois le corps d’une
fille assassinée de la même manière que les autres l’ont été ensuite : une
ruelle proche de l’angle des rues Sopranis et de la Gloire, non loin de
l’église Santo Domingo, à seulement cinquante pas de là où, la veille, une
bombe est tombée. Il est facile, sur le plan, de constater que les trois crimes
ont été commis le long d’un arc qui parcourt la partie orientale de la ville, à
l’intérieur du rayon d’action de l’artillerie française qui tire depuis la
batterie de la Cabezuela, sur le Trocadéro, à quelque deux milles et demi de
distance.
C’est impossible, se dit-il une fois de plus. Sa raison
professionnelle, celle du policier chevronné habitué à ne suivre que des
évidences, refuse l’association qu’établit son instinct entre les crimes et les
points d’impact des bombes. Ce n’est là qu’une hypothèse excentrique, peu
probable, parmi bien d’autres possibles. Un vague soupçon, dépourvu de bases
sérieuses. Pourtant, si absurde soit-elle, cette idée mine de façon
inexplicable les autres certitudes de Tizón, qui en est le premier étonné. Ces
derniers jours, en interrogeant les habitants du lieu où, voici presque six
mois, est tombée la première bombe, il a pu vérifier qu’elle a, elle aussi, explosé
à l’arrivée. Et que, comme les deux autres, elle a produit une pluie de
fragments sur les abords immédiats ; des morceaux de plomb identiques à
celui qu’il garde maintenant dans un tiroir : une demi-paume de longueur,
fin et tordu, semblable aux fers à friser des femmes.
Le doigt sur le plan, suivant le tracé des rues et le
contour des remparts, Tizón parcourt en imagination des lieux qu’il connaît
dans leurs moindres détails : places, rues, recoins qui deviennent obscurs
à la tombée de la nuit, les points qui sont à portée des bombes françaises et
ceux qui, plus éloignés, restent à l’abri. Il n’est guère versé en technique
militaire, et encore moins en artillerie. Ses connaissances ne vont pas plus
loin que celles de n’importe quel Gaditan familiarisé dès l’enfance avec
l’Armée, la Marine royale et les canons postés aux meurtrières des remparts et
aux sabords des
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