Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
encaisse
par anticipation les dividendes de la vie – la sienne est une sinistre
course contre le temps – avec un sang-froid qui ne correspond pas à son
âge, épuisant son crédit sans montrer d’inquiétude pour un avenir inexistant,
fixé de longue date par le diagnostic médical, irréversible, d’une phtisie à
son dernier stade.
Des sentinelles les arrêtent devant la double Porte de Mer,
qui, à cette heure, est fermée. Les règles régissant les sorties et les entrées
de la ville entre le coucher et le lever du soleil sont rigoureuses – la
Porte de Terre ferme quand sonne l’angélus du matin et celle de Mer l’angélus
du soir –, mais une autorisation officielle ou quelques pièces glissées
dans la main qu’il faut facilitent les formalités. Après s’être fait
reconnaître comme appartenant à l’équipage du cotre la Culebra et avoir montré
les sauf-conduits portant le sceau de la Capitainerie, les trois marins passent
sous l’épais rempart de pierre et de brique, hérissé de guérites et éclairé par
une lanterne de chaque côté du mur. À leur gauche, sous les canons qui arment
les meurtrières du bastion des Nègres, s’étend le large môle qui se termine par
deux colonnes portant les statues de saint Servin et de saint Germain, patrons
de Cadix. Plus loin, dans l’obscurité de la baie que longe le rempart, serrées
comme un troupeau qui se protège des loups, les formes noires des innombrables
bâtiments de toute nature et de tout tonnage se balancent doucement sur leurs
ancres, face à la brise de ponant, feux de position éteints pour éviter le tir
des artilleurs français qui se trouvent de l’autre côté de la nappe d’eau, au
Trocadéro.
— Je vous veux à bord dans un quart d’heure, bosco. Et
pas question de retourner à terre sans la permission du second ou la mienne…
Compris ?
L’autre grogne un acquiescement. Discipliné. Pepe Lobo
s’approche des trois ou quatre formes immobiles entre les ballots du quai et
réveille le patron d’un canot. Pendant que celui-ci prépare son embarcation et
ajuste les avirons à leurs tolets, un groupe de matelots anglais qui viennent
de parcourir les bouges des rues proches du port passe près d’eux. Ce sont des
gens des navires de guerre, et ils rentrent à bord imbibés de vin. Les trois
corsaires les regardent embarquer dans leur chaloupe et s’éloigner en ramant
lourdement, au milieu des chants et des rires ; sûrement en direction de
la frégate de quarante-quatre canons qui est mouillée face aux Chantiers.
— Alliés de mes fesses, marmonne haineusement Brasero.
Lobo sourit intérieurement. Aucun des deux n’a oublié
Gibraltar.
— Fermez votre grande gueule, bosco. Ça suffit pour aujourd’hui.
Lobo reste avec son second pour voir s’éloigner, dans le
lent clapotis des avirons, la forme noire du canot qui transporte Brasero. La Culebra est ancrée quelque part dans cette obscurité, à l’est du môle, par quatre
brasses sur fond de sable, son mât unique n’ayant pas reçu toutes ses voiles et
ses manœuvres étant encore incomplètes. Il manque douze hommes – deux
artilleurs, un écrivain-interprète, huit matelots et un charpentier de
confiance – pour compléter les quarante-huit nécessaires pour naviguer et
combattre.
— La Marine nous a fourni la poudre, commente Lobo,
150 livres, vingt-deux poires à poudre et 11 livres et demie de
mèche. Ç’a été la croix et la bannière pour les obtenir, avec tout le
remue-ménage de l’expédition de Tarifa, mais enfin nous les avons. Le
gouverneur a signé ce matin.
— Et les soixante pierres à fusil et les quarante à
pistolet ?
— Également. Dès que la chaloupe sera à quai, tu
t’occuperas de tout ; mais qu’on n’embarque rien tant que je ne serai pas
à bord. Avant, je dois voir les armateurs.
Un bref éclair luit sur l’autre bord de la baie, du côté du
Trocadéro. Les deux hommes restent immobiles et regardent dans cette direction,
dans l’attente, pendant que Pepe Lobo compte mentalement les secondes. Arrivé à
dix, il entend la détonation lointaine du tir. Dix-sept secondes plus tard, une
colonne d’écume éclaire la nuit à peu de distance du môle, entre les
silhouettes noires des bateaux ancrés.
— Cette nuit, ils tirent court, constate froidement
Maraña.
Les deux hommes reprennent le chemin de la Porte de Mer, où
la lumière de la lanterne dessine une sentinelle qui les observe
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