Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
Il
semble qu’un de ses hommes soit ici. Soupçonné de quelque chose.
— D’assassinat, confirme l’officier.
— Si c’est de celui-là qu’il s’agit – Lobo indique
Brasero : la cinquantaine, cheveux poivre et sel et grosse moustache
grise, pognes larges comme des battoirs –, je vous assure qu’il n’a rien à
voir avec cette histoire. Il est resté toute la nuit avec moi. Je viens juste
de l’envoyer ici faire une commission… C’est sûrement une erreur.
Le lieutenant cille. Très jeune, comme l’a dit Maraña. Un
garçon bien élevé. Indécis. Le titre de capitaine de corsaire doit
l’impressionner. Avec un officier de l’Armée ou de la Marine royale, la chose
serait différente. Mais ceux qu’on appelle les perroquets ne sont qu’une
milice. Pas des vrais militaires.
— Vous en êtes sûr, monsieur ?
Pepe Lobo continue de regarder son maître d’équipage, qui se
tient, impassible, au milieu des autres, les mains dans les poches, les yeux
rivés sur ses chaussures, portant les mots corsaire et contrebandier comme un écriteau sur son visage tanné par le sel et le vent, où les cicatrices
et les rides se croisent en sillons que l’on dirait tracés à coups de hache.
Anneaux d’or aux oreilles, muet et calme. Aussi dangereux qu’au temps où tous
deux poursuivaient ensemble les navires marchands anglais dans le Détroit,
avant d’être capturés en 1806 et de partager la même misère à Gibraltar. Maudit
ivrogne, se dit-il intérieurement. C’est sûrement lui qui a réglé son compte à
l’Américain. Il n’a jamais supporté d’entendre parler anglais. Je me demande où
il a bien pu planquer le coutelas qu’il porte toujours glissé dans sa ceinture.
Je suis prêt à parier n’importe quoi qu’il doit être tout près, par terre, dans
la sciure maculée de vin sous les tables. Je suis certain que le bosco l’a
balancé dès que ceux-là sont entrés. Salaud d’enfant de putain.
— Vous avez ma parole d’honneur.
Le perroquet hésite un instant, plus par souci de ne pas
abdiquer son autorité que pour une autre raison. « Perroquet », c’est
le sobriquet inventé par les humoristes locaux par analogie avec le superbe
uniforme – veste rouge, revers et col vert, buffleterie blanche – que
portent les deux mille habitants appartenant aux classes supérieures de la
ville qui composent le Corps des volontaires de l’élite. Dans le périmètre
urbain de Cadix, les civils s’organisent pour la guerre chacun selon sa
position sociale : unis dans le patriotisme, mais pas n’importe comment.
Bourgeois, artisans et petit peuple ont leurs milices propres, qui ne manquent
jamais de recrues. Celui qui s’y enrôle échappe du même coup à la véritable
Armée, où il serait exposé aux rigueurs et aux dangers des premières lignes.
Une bonne partie de l’ardeur guerrière locale se satisfait de se promener dans
des uniformes rutilants et de se donner des allures martiales dans les rues,
les places et les cafés de la ville.
— Il est bien entendu que vous en serez personnellement
responsable.
— Naturellement.
Pepe Lobo sort dans la rue suivie de ses hommes, et tous les
trois marchent le long des murs de Santa María en direction du Boquete et de la
Porte de Mer. Pendant un moment, personne ne dit mot. Les rues sont noires et
le maître d’équipage va comme une ombre docile derrière les officiers. Sur le
pont d’un navire, Brasero est l’être le plus consciencieux et le plus paisible
du monde, jouissant d’un vrai don pour diriger les hommes dans des situations
difficiles. Un individu sans histoire à qui il arrive parfois, quand il foule
la terre ferme, de lâcher la barre au point de sombrer dans une folie
incontrôlable.
— Vous mériteriez d’aller crever en enfer, bosco !
lâche enfin Lobo sans se retourner.
Silence hostile derrière lui. À côté, il entend le second
rire tout bas, entre ses dents. Un rire qui s’achève par une légère quinte de
toux et une respiration sifflante, entrecoupée. En passant près d’une lanterne,
le corsaire observe du coin de l’œil la mince silhouette de Ricardo Maraña qui,
avec indifférence, a tiré un mouchoir d’une manche de son habit et le presse
sur ses lèvres exsangues. Le jeune second de la Culebra est de ceux qui
brûlent la chandelle par les deux bouts : libertin et dissolu jusqu’à la
témérité, sombre jusqu’à la cruauté, courageux jusqu’au désespoir, il
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