Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
les
bateaux… Tout. Elle aime lire, et elle aime les plantes. Les plantes, c’est sa
passion. Elle en étudie des rares qu’on lui apporte d’Amérique. Elle en a aussi
bien dans des livres que dans des herbiers et dans des pots.
Mojarra hoche la tête, philosophe. Maintenant qu’il connaît
le capitaine Virués et ses dessins, plus rien ne l’étonne.
— Il faut de tout pour faire un monde.
— Vous ne croyez pas si bien dire. Parce que Madame
mère, la veuve, est nettement plus difficile. Et sèche, vous n’avez pas idée.
Elle passe son temps au lit en se prétendant malade, mais elle ment. Ce qu’elle
veut, c’est que tout le monde soit à ses pieds, et surtout sa fille. Dans la
maison, on dit qu’elle ne pardonne pas à la demoiselle d’être restée vivante et
de diriger le commerce, alors que le petit monsieur Francisco de Paula, son
préféré, est mort à Bailén… Mais ça n’empêche pas doña Dolores d’être très
patiente avec sa mère. Très bonne fille.
— Elles ont de la famille ?
— Oui. Le cousin Toño : un vieux garçon très
blagueur, toujours de bonne humeur, qui m’aime beaucoup. Il n’habite pas là,
mais il vient les visiter tous les soirs… La demoiselle a une sœur mariée,
mais, ça, c’est une autre histoire. Elle est prétentieuse et plus sèche. Une
personne désagréable.
À présent, c’est au tour de Felipe Mojarra de donner des
nouvelles à sa fille. Il décrit la situation dans l’île de León :
l’encerclement français, la militarisation de toute la zone, les hommes
mobilisés et la pénurie qui frappe la population civile, avec la guerre à la
porte même des maisons. Les bombes, raconte-t-il, se succèdent jour après jour,
et presque tout le ravitaillement va à l’Armée et à la Marine royale. Le bois,
le vin, l’huile sont devenus rares, et, parfois, il n’y a pas de farine pour
faire le pain. Rien à voir avec la belle vie qu’on mène à Cadix. Par chance,
être enrôlé dans la compagnie de chasseurs permet de rapporter deux ou trois
fois par semaine une ration de viande pour le pot-au-feu familial, et ce n’est
pas difficile de se débrouiller en péchant dans les étiers ou en cherchant des crabes
dans la vase à marée basse. De toute manière, si l’on en croit les ennemis qui
désertent, c’est pire de l’autre côté. Avec les villages saignés à blanc et
tout le monde, Français compris, réduit à la misère. Dans certains endroits,
ils n’ont même pas de vin, alors qu’ils occupent Jerez et El Puerto.
— Il y en a beaucoup qui désertent ?
— Pas mal, oui. Parce qu’ils ont trop faim, ou parce
qu’ils ont des problèmes avec leurs chefs. Ils suivent les étiers à la nage et
se livrent à nos avant-postes. Parfois ce sont encore des gosses, et presque
tous arrivent dans un état qui fait peine à voir… Mais tu ne me croiras
pas : il y en a aussi de chez nous qui passent en face. Surtout des gens
qui ont de la famille là-bas. Ceux-là, quand on les prend, on les fusille, bien
sûr. Pour te donner un exemple… Tu en connaissais un : Nicolas Sánchez.
Mari Paz regarde son père, bouche bée et yeux écarquillés.
— Nico ?… Celui de la boulangerie du Christ
Saint ?
— Oui. Il avait sa femme et ses enfants à Chipiona, et
il a voulu les rejoindre. On l’a surpris dans l’étier Zurraque, la nuit, en
train de ramer dans un canot.
La fille se signe.
— Ça me paraît bien cruel, père.
— Les gabachos aussi tuent les leurs, quand ils les
attrapent.
— Ce n’est pas la même chose. Dimanche dernier, le curé
de San Francisco a dit que les Français sont les serviteurs du diable, et que
Dieu veut que nous, les Espagnols, les exterminions comme des punaises.
Mojarra fait quelques pas en regardant le sol devant ses
espadrilles. Puis il hoche la tête d’un air maussade.
— Je ne sais pas ce que veut Dieu.
Il marche un peu et s’arrête, sans lever les yeux. Il se dit
que même si elle paraît une femme, Mari Paz est encore une enfant. Il y a des
choses qu’il est impossible d’expliquer. Pas ici, pas de cette manière. En
réalité, même lui ne se les explique pas.
— Ce sont des hommes comme nous, reprend-il enfin.
Comme moi… Au moins ceux que j’ai vus.
— Vous en avez tué beaucoup ?
Nouveau silence. Maintenant, le père regarde la fille. Un
instant, il est sur le point de répondre non, mais, finalement, il hausse les
épaules. Pourquoi nier ce que je fais,
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