Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
pense-t-il, puisque je le fais.
L’obligation aveugle d’obéir à ce que Dieu – dont les intentions ne sont
pas l’affaire de Felipe Mojarra – peut vouloir ou ne pas vouloir. Le
devoir envers la patrie et envers le roi Ferdinand. La seule chose que le
saunier sait avec certitude est qu’il n’aime pas les Français, mais il doute
que ceux-ci soient davantage les serviteurs du diable que certains Espagnols de
sa connaissance. Eux aussi, ils saignent, crient de peur et de douleur, comme
lui-même. Comme n’importe qui.
— Oui, j’en ai tué quelques-uns.
— Bon. – La fille se signe de nouveau. – Si
ce sont des Français, il n’y a pas de péché.
*
Pepe Lobo écarte l’ivrogne qui lui demande une pièce pour se
payer du vin. Il le fait sans violence, patient, en essayant seulement que
l’homme – un matelot sale et loqueteux – ne lui barre pas le passage.
L’ivrogne titube et fait un faux pas, avant de disparaître loin de l’unique
lanterne qui éclaire d’une lueur jaunâtre le coin de la rue de la Gale.
— Nous avons un problème, dit Ricardo Maraña.
Le second de la Culebra est sorti de l’obscurité où
il se tenait immobile, dénoncé par la braise rouge d’un cigare. Il est grand et
pâle. Vêtu de noir avec de fines bottes à revers, à l’anglaise, et tête nue. La
lumière qui tombe verticalement de la lanterne creuse les orbites dans son
visage mince.
— Grave ?
— Ça dépend de toi.
Maintenant, les deux hommes descendent la rue côte à côte,
Maraña en boitant légèrement. On distingue des formes d’hommes et de femmes
devant les porches et à l’entrée des ruelles. Chuchotements en espagnol et en
d’autres langues. Cris, rires, jurons, qui sortent par la porte ou la fenêtre
d’une taverne. Parfois, le son d’une guitare.
— La garde est venue il y a environ une demi-heure,
explique Maraña. Un matelot américain a été poignardé, et ils cherchent le
coupable. Brasero fait partie des suspects.
— Et c’est lui ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Ils en ont arrêté d’autres ?
— Ils en ont pris six ou sept autres dans leur filet,
mais aucun n’est de chez nous. Ils les interrogent.
Contrarié, Pepe Lobo hoche la tête. Il connaît le maître
d’équipage – le bosco, comme on dit à bord – Brasero depuis quinze
ans et sait que, quand il a bu, il est capable de poignarder non seulement un
matelot américain mais son propre père. Seulement, Brasero est également un
élément clef de l’équipage qu’ils sont en train de recruter à Cadix. Sa perte,
une dizaine de jours avant de prendre la mer, serait un désastre pour leur
campagne.
— Ils sont toujours dans la taverne ?
— Je suppose. J’ai demandé qu’on me prévienne s’ils les
embarquent.
— Tu connais l’officier ?
— De vue. Un jeune lieutenant des perroquets.
Pepe Lobo sourit en entendant le mot jeune dans la
bouche de son second, car Maraña n’a pas encore vingt ans. Deuxième enfant
d’une famille honorable de Malaga, on le surnomme le Petit Marquis à cause de
ses manières et de son allure distinguées. Précédemment garde-marine – sa
claudication vient d’un éclat au genou reçu à bord du vaisseau Bahama à
Trafalgar –, il a quitté le service de la Marine royale à quinze ans après
un duel au cours duquel il a blessé un camarade de promotion. Depuis, il
navigue sur des navires corsaires, d’abord sous pavillon espagnol et français,
et maintenant avec les Anglais pour alliés. C’est la première fois qu’il sert
sous les ordres du capitaine Lobo, mais ils se connaissent bien. Son dernier
embarquement a été sur un chasse-marée de quatre canons basé à Algésiras, le Corazón
de Jesús, dont la lettre de marque a expiré il y a deux mois.
La taverne est un des nombreux bouges proches du port
fréquentés par des matelots et des soldats, espagnols et étrangers :
plafonds enfumés par les lampes à huile et les chandelles qui y sont
accrochées, grandes barriques de vin, tonneaux servant de tables avec des
tabourets bas, le tout aussi noir de crasse que le sol. La salle a été vidée
des clients et des filles, et seuls restent sept hommes à l’aspect patibulaire
gardés par une demi-douzaine de soldats, baïonnette au canon.
— Bonsoir, dit Lobo au lieutenant.
Tout de suite, il se nomme, ainsi que son compagnon.
Capitaine Untel et premier officier Untel, du cotre corsaire la Culebra.
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