Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
et de soutanes, qui ont toujours profité de l’erreur de l’homme, sous
tous les soleils et toutes les latitudes, pour le réduire en esclavage, faire
de lui une créature vile et misérable, corrompre son héroïsme et son courage.
Fumagal, homme aux lectures étrangères et novatrices – le baron d’Holbach,
alias Jean-Baptiste de Mirabaud, est son mentor depuis qu’il y a vingt ans lui
est tombée entre les mains une édition française du Système de la Nature –,
estime que l’Espagne a perdu l’occasion d’avoir une guillotine au bon
moment : un fleuve de sang aurait nettoyé, conformément aux lois
universelles, les écuries pestilentielles de cette terre inculte et infortunée,
toujours assujettie à des prêtres fanatiques, des aristocrates corrompus, des
rois dégénérés et incapables. Mais il croit aussi qu’il est encore possible
d’ouvrir les fenêtres pour faire entrer l’air et la lumière. Cette chance se
trouve à une demi-lieue de distance, de l’autre côté de la baie ; dans les
aigles impériales qui, de leurs serres sublimes, détruisent les armées de
l’obscurantisme qui enchaînent encore une partie de l’Europe.
Fumagal trempe distraitement ses lèvres dans son verre de
lait de chèvre. Des femmes accompagnées de leurs maris, toutes portant rosaire
et petit missel relié en nacre ou en cuir fin, s’arrêtent devant la pâtisserie.
Pendant que ces messieurs restent debout, allument des cigares, tripotent leur
chaîne de montre, saluent des connaissances et lorgnent les autres dames qui
passent, elles s’installent à une table libre, commandent des rafraîchissements
avec des petits gâteaux et bavardent de leurs affaires : mariages,
naissances, baptêmes, enterrements. Rien que des événements domestiques. Ou
mondains. Pas la moindre allusion à la guerre, à part quelques lamentations sur
le prix de tel ou tel produit et le manque de neige – avant l’occupation
française, des chariots l’apportaient de Ronda – pour refroidir les
boissons. Fumagal les observe discrètement, avec une profonde répugnance. Le
mépris qu’il cultive de longue date le tient irrémédiablement à l’écart de la
vie ordinaire des humains : un malaise physique qui le fait s’agiter sur
sa chaise. Presque toutes sont vêtues de noir ou de tons sombres, réservant les
couleurs vives aux gants, bourses et éventails, sous les légères mantilles en
dentelle qui couvrent les chignons, coques, boucles et anglaises.
Quelques-unes, suivant la mode, portent des rangées de boutons qui vont du
coude au poignet. Chez les femmes de basse classe, ils sont en laiton
doré ; mais chez celles-là, ils sont en or et en brillants qui étincellent,
comme ceux que leurs seigneurs et maîtres ont à leurs gilets. Chacun de ces
boutons, calcule Fumagal, ne vaut pas moins de deux cents pesos.
— Qu’est-ce que c’est ? demande une dame en priant
ses amies de faire silence.
— Je n’entends rien, Piedita, dit une autre.
— Tais-toi et écoute. C’est loin.
Un grondement profond et sourd, très distant, arrive
jusqu’aux guéridons de la pâtisserie. Les dames et leurs maris, comme le reste
des passants, regardent avec inquiétude au-delà du coin de la rue Murguía, où se
trouve le café d’Apollon. Un moment, les conversations restent en suspens,
chacun cherchant à deviner s’il s’agit d’un coup de canon de routine, comme
ceux qu’échangent quotidiennement Puntales et le Trocadéro, ou si les
artilleurs français – maintenant qu’après le combat de Chiclana la
situation a été rétablie ils visent de nouveau le périmètre urbain de
Cadix – intensifient les tirs qui tentent d’atteindre le centre.
— Ce n’est rien, conclut, rassurée, doña Piedita en
revenant à ses gâteaux.
Avec une froide rancœur, le taxidermiste regarde vers le
levant. De cette direction, pense-t-il, viendra un jour le vent brûlant qui
mettra toute chose à sa place ; l’épée flamboyante de la science qui
avance peu à peu, se renforçant, éclaboussant de points rouges le plan de cette
ville. Cette épée arrivera jusqu’à cette place. De cela, il est sûr et il y
travaille, au risque de sa vie : la clef du monde futur. Tôt ou tard,
cette épée arrivera même plus loin et finira par couvrir la totalité de cet
espace irréel peuplé d’êtres depuis longtemps irréels. De cet abcès gonflé de
pus qui réclame à grands cris le bistouri du chirurgien. De cet
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