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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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obstacle
aveugle et suicidaire qui freine la roue de la raison et du progrès.
    Les dames continuent de papoter, se servant de leurs éventails
ouverts comme d’ombrelles pour se protéger le front. Fumagal, qui les épie
toujours, esquisse involontairement un sourire féroce. Tout de suite, s’en
rendant compte, il le dissimule en buvant une gorgée de son verre de lait. Il
jubile à l’idée des bombes qui tomberont sur ces boutons d’or et de diamants.
Sur les châles de soie, les éventails, les escarpins de satin. Sur les
anglaises, qui ont la forme de tire-bouchons.
    Stupides animaux, se dit-il. Scories gratuites et malades du
monde, sujettes dès la naissance à la contagion de l’erreur. Il aimerait en
emmener une chez lui, trophée original parmi les autres spécimens
conventionnels qui décorent sa maison ; y compris le chien des rues, son
dernier travail, joliment dressé maintenant sur ses quatre pattes et
contemplant le vide avec ses yeux de verre tout neufs. Et là, dans la pénombre
complice et chaude du cabinet, empailler cette femme toute nue sur la table de
marbre.
    À cette pensée, le taxidermiste est pris d’une inopportune
érection – il porte un pantalon ajusté, avec une redingote ouverte et un
chapeau rond – qui l’oblige, pour la dissimuler, à croiser les jambes et
changer de position. Après tout, conclut-il, la liberté de l’homme n’est rien
d’autre que la nécessité qu’il porte en lui.
     
    *
     
    Rumeur des conversations. Sans musique, parce que c’est
Carême. Pour le reste, l’hôtel particulier loué par l’ambassadeur anglais pour
sa fête – réception est le terme discret employé en considération
de la date – resplendit de l’éclat des candélabres en argent et cristal,
entre les bouquets de fleurs, sous les lustres étincelants du plafond. On fête
le succès anglo-espagnol de la colline du Puerco, bien que certains disent
qu’il s’agit d’une manœuvre diplomatique pour apaiser les frictions entre les
généraux Graham et Lapeña. C’est peut-être la raison pour laquelle la réception
de l’ambassadeur Wellesley ne se tient pas dans sa résidence de la rue de
l’Amertume mais en terrain neutre, moyennant le prix – ce genre de détails
intéresse beaucoup Cadix – de quinze mille réaux pour la location, que
vient d’encaisser la Régence : car la demeure, propriété du marquis de
Mazatlán, a été mise sous séquestre depuis que son ancien maître s’est rallié à
Joseph Bonaparte, le roi usurpateur. Quant au buffet, il est plutôt chiche :
vins espagnols et portugais, punch anglais auquel personne ne touche à part les
Britanniques, petits feuilletés au poisson, fruits et rafraîchissements divers.
Toute la dépense est allée aux bougies et aux lampes à huile qui illuminent
littéralement la maison de l’escalier aux salons. Dans la rue, où des
domestiques en livrée reçoivent les invités, il y a des lanternes et des
torches, et aussi sur la terrasse, dont la balustrade, éclairée par des
chandelles, donne sur la promenade qui longe les remparts et l’obscurité de la
baie, où, très loin, vers El Puerto de Santa María, Puerto Real et le
Trocadéro, brillent quelques lumières.
    — Voici la veuve du colonel Ortega qui entre.
    — Veuve de colonel peut-être, mais on dirait plutôt la
bonne amie d’un sergent.
    Le groupe rit, les femmes masquant leur bouche derrière leur
éventail. La plaisanterie est venue, comme toujours, du cousin Toño. Il occupe
le milieu d’un canapé entouré de fauteuils et de tabourets, près de la grande
verrière de la terrasse, avec Lolita Palma et d’autres Gaditanes, mariées ou
célibataires. Au total, une demi-douzaine de dames et de demoiselles. Elles
sont accompagnées de quelques messieurs qui restent debout, coupes et cigares à
la main, habits noirs, cravates blanches ou jabots en dentelle et gilets très
voyants, comme le veut la mode. Il y a également deux militaires espagnols en
uniforme de cérémonie et un jeune député aux Cortès répondant au nom de Jorge
Femández Cuchillero, délégué de Buenos Aires, ami de la famille Palma.
    — Ne sois pas cruel, le reprend affectueusement Lolita
en le saisissant par une manche.
    — C’est pourtant pour ça que tu es assise près de moi,
répond le cousin Toño, désinvolte et bon enfant.
    Le cousin Toño – Antonio Cardenal Ugarte – est un
parent célibataire qui a toujours entretenu d’excellentes relations

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