Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
avec les
Palma et sacrifie depuis des années au rituel quasi quotidien de la visite de
l’après-midi chez Lolita et sa mère, où il joue les boute-en-train et laisse le
niveau de toutes les bouteilles de manzanilla qui lui tombent sous la main
au-dessous de la ligne de flottaison. Habitué des cafés gaditans, très grand et
dégingandé, un peu myope et, avec les ans, affecté d’une légère brioche, il
s’habille avec un sympathique laisser-aller : lunettes tordues sur le nez,
cravate nouée à la diable et gilet constellé de cendres de havane. À l’aise
économiquement, bien qu’il n’ait jamais travaillé de sa vie, il ne se lève pas
avant midi et vit des rentes que produisent des titres qu’il possède à La
Havane, dont le montant lui arrive toujours en bon argent malgré la guerre.
Pour le reste, étranger à la politique, le cousin Toño est l’ami de tout le
monde. Toujours inventif et pétillant, son inaltérable bonne humeur en fait
l’animateur obligé de toute réunion qu’il honore de sa présence. Il est doté
d’une extraordinaire facilité pour rassembler autour de lui les invités les
plus jeunes, les femmes les plus jolies et les dames les plus amusantes, et il
n’est pas de réception, même les plus guindées, où le groupe qui l’entoure ne
se distingue par son animation et sa gaieté.
— Ne t’avise pas de goûter à ce qu’il y a sur ces
plateaux, ma fille. C’est infâme. Notre allié Wellesley a tout dépensé pour
l’éclairage : tout pour les yeux, rien pour le ventre.
Scandalisée, Lolita Palma lui pose les doigts sur les
lèvres, en regardant à la dérobée l’ambassadeur anglais. Vêtu d’une veste de
velours violet, de bas de soie noire et de souliers à grandes boucles d’argent,
le frère du général Wellington reçoit les invités près de la porte du salon. Il
est accompagné de plusieurs officiers en veste rouge et d’autres en uniforme
bleu à galons de la marine britannique. Parmi eux, dédaigneux, le visage sévère
couleur crevette cuite, se tient le général Graham. Le héros de la colline du
Puerco.
— Ne parle pas si haut, il va t’entendre.
— Eh bien, qu’il m’entende, que diantre ! Ils nous
font mourir de faim.
— Mais est-ce que ce ne sont pas plutôt les
Français ? demande, amusé, un des messieurs présents. C’est un militaire
de belle prestance, détaché dans l’île de León. Lolita le connaît pour l’avoir
déjà rencontré dans une des rares réceptions où il lui arrive d’aller, celle de
sa marraine doña Concha Solís. L’officier est le neveu de celle-ci. Il se nomme
Lorenzo Virués. Il est de Huesca. Capitaine du génie.
— Laissez les Français là où ils sont, blague le cousin
Toño. Devant ces infâmes feuilletés, ça ne fait aucun doute : l’ennemi est
dans nos murs.
Nouveaux rires. Le cousin Toño enchaîne plaisanterie sur
plaisanterie et ses éclats de rire – sonores comme ceux des enfants –
résonnent dans ce coin du salon. Après lui, celle qui rit le plus en agitant
ses anglaises est Curra Vilches, la meilleure amie de Lolita Palma :
menue, jolie, un peu grassouillette mais charmante, mise encore en valeur ce soir
par un châle turc qui ceint, sur sa poitrine, sa tunique en crêpe de Chine.
Mariée à un commerçant gaditan bien placé qui voyage beaucoup et la laisse
libre, dans les limites de la bienséance, d’aller dans le monde, son aplomb et
son caractère enjoué sont inépuisables, et l’on peut dire qu’elle et le cousin
Toño font la paire. Lolita la connaît depuis leur enfance : études à
l’académie pour demoiselles de doña Rita Norris et vacances d’été à Chiclana
entre les pins et la mer. Et aussi confidences mutuelles, fidélité et infinie
tendresse.
— Un autre rafraîchissement, Lolita ? suggère le
capitaine Virués.
— Oui. Une limonade, je vous prie.
Le militaire part à la recherche d’un domestique, pendant
que le cousin Toño raconte aux dames comment le Saint-Office – dont
l’abolition est débattue ces jours-ci à San Felipe Neri – s’oppose à la
braguette sur les culottes masculines, considérée immorale, en faveur du
pantalon à pont boutonné des deux côtés, plus décent.
— Précepte que je respecte moi-même rigoureusement.
Voyez vous-mêmes, mesdames. Je n’ai pas envie de me faire condamner pour quatre
boutons de plus ou de moins.
Ce discours, prononcé avec la verve habituelle, déclenche de
nouveau des
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