Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
firme
Palma & Fils.
— Appelez-moi comme vous voudrez, pourvu que ce soit
avec respect.
L’homme acquiesce légèrement et fait mine de se retirer. Il
s’arrête un instant, à demi tourné. Il paraît encore réfléchir. Finalement il
lève un peu la main, comme pour demander une trêve.
— Nous appareillons dans la nuit de mardi prochain, si
tout va bien, dit-il presque à voix basse. Vous seriez peut-être intéressée par
une visite de la Culebra. Avec don Emilio et Miguel, naturellement.
Impassible, Lolita Palma soutient son regard.
— Pourquoi devrais-je être intéressée ? Je suis
déjà montée à bord d’un cotre.
— Parce que c’est aussi votre bateau. Et cela ferait
plaisir à mon équipage de voir qu’un de ses chefs, puisqu’il faut bien trouver
un mot, est une femme.
— À quoi cela servirait-il ?
— Eh bien, c’est difficile à exprimer… Disons qu’on ne
sait jamais quand certaines choses peuvent être utiles.
— Je préfère ne pas connaître votre équipage.
Il semble que ce votre donne à réfléchir au corsaire.
Un moment après, il hausse les épaules. Maintenant il sourit, distrait, comme
s’il était ailleurs. Ou en chemin pour s’y rendre.
— C’est aussi le vôtre. Et il pourrait vous rendre
riche.
— Décidément, vous vous méprenez, monsieur Lobo. Je
suis déjà riche. Bonsoir.
Laissant le corsaire derrière elle, elle fait ses adieux aux
Sánchez Guinea, à Fernández Cuchillero, à Curra Vilches et au cousin Toño.
Celui-ci veut la reconduire chez elle, mais elle ne le lui permet pas. Tu te
plais avec tes amis, dit-elle, et j’habite tout près. En récupérant sa cape
dans le vestibule, elle retrouve Lorenzo Virués. Le militaire s’en va aussi,
car, explique-t-il, il doit être sur l’île de León dès la première heure du
jour. Ils descendent ensemble l’escalier illuminé et sortent dans la rue, en
passant entre les curieux qui entourent les calèches à la lumière des
chandelles et des torches. Lolita a rabattu sur sa tête l’ample capuchon de sa
cape de velours noir. Le militaire marche courtoisement à sa gauche, coiffé de
son bicorne, la capote sur les épaules et le sabre sous le bras. Ils suivent le
même chemin, et Virués manifeste sa surprise de la voir rentrer seule.
— J’habite à trois rues d’ici, répond Lolita. Et je
suis dans ma ville.
La nuit est agréable, sereine. Un peu fraîche. Les pas
résonnent dans les rues droites et bien pavées. Quelques veilleuses à huile
éclairent la Vierge au coin de l’Ancien Consulat, où un vigile nocturne qui
porte pique et lanterne ôte son chapeau en reconnaissant Lolita et en voyant
l’uniforme militaire.
— Bonne nuit, doña Lolita.
— Merci, Pedro. Et vous de même.
— Depuis les terrasses de Cadix, fait remarquer le
capitaine, on pourra voir aujourd’hui la comète qui traverse ces jours-ci le
ciel de l’Andalousie et dont tout le monde parle. Grandes calamités et
bouleversements en Espagne et en Europe, pronostiquent ceux qui disent
connaître ces choses. Pas besoin, pourtant, d’être grand clerc pour de telles
prévisions. Avec tout ce qui nous tombe dessus.
— Que s’est-il passé à Gibraltar ?
— Pardon ?
Suit un bref silence. Juste le bruit des pas. La maison de
Lolita Palma est déjà proche, et elle sait qu’elle ne dispose pas de beaucoup
de temps.
— Le capitaine Lobo, précise-t-elle.
— Ah.
Quelques pas encore, sans autre commentaire. Maintenant,
Lolita marche lentement et Virués se met à l’unisson.
— Vous y étiez ensemble, m’avez-vous dit tout à
l’heure. Vous et lui. Prisonniers.
— C’est exact, admet Virués. J’ai été pris au cours
d’une sortie des Anglais contre une ligne de tranchées que nous tentions
d’établir entre la tour du Diable et le fort de Santa Barbara. J’ai été blessé
et conduit à l’hôpital militaire du Rocher.
— Mon Dieu… C’était grave ?
— Pas trop. – Virués lève le bras gauche à
l’horizontale et fait pivoter à demi le poignet. – Comme vous pouvez voir,
ils m’ont convenablement réparé. Pas de complications, pas d’infection, pas de
nécessité d’amputer. En trois semaines, j’étais rétabli et je me promenais dans
Gibraltar, prisonnier sur parole, dans l’attente d’un échange.
— Et c’est là que vous avez connu le capitaine Lobo.
— Oui. C’est là que je l’ai connu.
Le récit du militaire est concis : des
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