Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
roues de fer qui porte 7371 livres de bronze,
pointé sur Cadix suivant les indications que le lieutenant Bertoldi vient de
donner aux artilleurs. On voit ceux-ci à la clarté des torches, la peau
luisante et le visage ensommeillé. Ce sont un maréchal des logis, deux
brigadiers et huit soldats fatigués, sales, pas rasés. Les hommes de Fanfan.
Tous, y compris le sous-officier – un Auvergnat moustachu et grincheux
nommé Labiche –, sont vêtus de façon négligée : bonnets de police,
capotes déboutonnées et sales, guêtres tachées de boue séchée. À la différence
des officiers qui peuvent dormir hors de la redoute ou se distraire à Puerto
Real et à El Puerto de Santa María, ils mènent une existence de taupes,
toujours entre les épaulements, les barbettes et les tranchées, dormant sous
des toits de planches recouvertes de terre pour se protéger du feu de
contrebatterie des Espagnols qui tirent du fort avancé de Puntales, sur le
Récif.
— Juste un moment, mon capitaine, dit Bertoldi. Et à
vos ordres.
Desfosseux observe le travail des artilleurs. Ils ont fait
cette opération d’innombrables fois, pour l’heure avec Fanfan, avant avec les
mortiers Dedon de 12 pouces et les obusiers Villantroys de 8. Pour eux,
c’est la routine : anspect, refouloir, boutefeu, un pas en arrière, et
bouche ouverte pour que la détonation ne détruise pas les tympans. Ce qui, à la
longue, finit par arriver. Que l’objectif de cette nuit soit la fête de
l’ambassadeur anglais ou les fesses de sa mère, Labiche et sa troupe crottée
s’en moquent comme de leur première chemise. D’ici peu, qu’ils atteignent ou
non l’objectif, sous-officier et soldats retourneront à leurs couvertures
infestées de punaises et, demain, mangeront la même ration insuffisante arrosée
d’un mauvais vin baptisé. Leur seule consolation est d’être dans une position
où ils ont pris la mesure de l’ennemi. Les risques sont connus et, jusqu’à un
certain point, acceptables, à la différence d’autres endroits d’Espagne où le
mouvement des troupes expose à des combats hasardeux ou à de terribles
rencontres avec des partis de guérilleros – même si l’on tient compte
aussi que, dans de tels cas, les dangers sont compensés à l’occasion par la
possibilité de bons butins en profitant des assauts, des marches et des cantonnements
pour remplir son sac. Alors qu’autour de Cadix, avec des milliers de Français,
Italiens, Polonais et Allemands déployés dans la région comme un nuage de
sauterelles – les Allemands sont, comme toujours, particulièrement brutaux
avec la population civile –, il ne reste plus rien à piller. Ce serait
bien autre chose si la ville assiégée, qui déborde de richesses, finissait par
tomber. Mais, sur ce point, personne ne se fait d’illusions.
— Trente livres juste, Labiche ?
Le maréchal des logis, qui s’est mis sans enthousiasme au
garde-à-vous à l’arrivée de Desfosseux, arrose le sol du jus de sa chique, se
ramone le nez à fond et acquiesce. Les 30 livres de poudre sont dans la
chambre et le tube est incliné à quarante-quatre degrés, conformément aux dernières
corrections du lieutenant Bertoldi. La bombe en fer creux de 80 livres est
chargée de plomb, de sable et seulement, cette fois, d’un tiers de poudre, avec
une espolette spéciale en bois et en fer-blanc dont l’étoupe brûle – ou
doit brûler – pendant trente-cinq secondes. Un temps suffisant pour que la
mèche interne reste allumée jusqu’à l’impact.
— Vous avez résolu le problème du grain de
lumière ?
Labiche tortille sa moustache et tarde à répondre. Le
cylindre de cuivre par où s’enflamme la charge de l’obusier tend à se dévisser
à chaque tir, à cause de la force énorme de l’explosion qui projette la grenade
hors du tube. Cela finit par élargir la lumière et diminue la portée.
— Je crois que oui, mon capitaine, finit-il par dire
après réflexion. Nous avons revissé le cylindre à froid avec beaucoup de
précautions. Je suppose que tout ira bien, mais je ne garantis rien.
Desfosseux sourit et promène son regard sur les artilleurs.
— Je l’espère aussi. Cette nuit à Cadix, les manolos
font la fête. Nous devons y mettre de l’animation… Pas vrai ?
La plaisanterie ne suscite que quelques vagues grimaces
fatiguées. Elle glisse sur les peaux graisseuses, les yeux las. Il est clair
que Labiche et ses hommes écœurés de tout
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