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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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et des affrètements, et les
intérêts de ma famille ont été plus d’une fois lésés par des gens qui font
votre métier.
    — Pas espagnols, je suppose.
    — Espagnols ou anglais, c’est du pareil au même. Pour
moi, un corsaire n’est rien d’autre qu’un pirate nanti d’une lettre de marque.
    Pas de réaction visible, constate-t-elle. Rien. Les yeux
clairs continuent de la regarder, tranquilles. Il a le regard d’un chat, qui varie
selon la lumière.
    — Pourtant – un sourire nuance l’objection –,
vous vous associez parce que ça peut être rentable.
    Le ton du marin est plus prudent que bien élevé. Il dénote
une certaine instruction, mais limitée. Peu de choses en filigrane. Lolita détecte
une origine familiale humble derrière cette voix et dans les traits durs,
résolument virils, de l’homme qu’elle a devant elle. Et le mot homme, décide-t-elle,
ne doit rien au hasard. Il pourrait s’agir d’un paysan sain et fort, de ceux
qui courbent quotidiennement l’échine sur leurs champs, ou d’un habitué des
tavernes, avec fumée de cigares, sueur et couteau. Inquiète, elle se dit qu’il
pourrait bien être de la seconde espèce. Pas difficile de l’imaginer dans les
bouges mal famés situés entre les Portes de Mer et de Terre, ou dans les
cabarets de flamenco et de filles faciles de la Caleta. Sur ce point, c’est
vrai que don Emilio Sánchez Guinea l’a prévenue. Son regard direct n’est ni
celui d’un homme du monde, ni de quelqu’un qui prétend passer pour tel.
    — Mes motifs sont mon affaire, capitaine. Je préfère ne
pas en discuter avec vous.
    Le corsaire reste un moment silencieux, sans cesser de la
regarder. Très sérieux.
    — Écoutez, madame… Ou préférez-vous que je vous appelle
mademoiselle ?
    — Madame. Si ce n’est pas trop vous demander.
    — Écoutez. Vous avez investi dans notre cotre, vous et
don Emilio, un argent que vous auriez pu placer ailleurs. Moi, je mets tout ce
que j’ai. Si quelque chose tourne mal, vous ne perdez que votre mise.
    — Vous oubliez notre réputation d’armateurs…
    — C’est possible. Mais une réputation, ça se rétablit.
Vous en avez les moyens. Tandis que moi, je ne perds pas seulement le navire,
je me perds moi-même.
    Lolita hoche la tête, très lentement. Elle soutient sans
ciller le regard de l’homme.
    — Je continue à ne pas comprendre ce que cela vient
faire dans cette conversation. Dans votre nécessité de m’expliquer certaines
choses.
    Pour la première fois, son interlocuteur semble mal à
l’aise. Juste un instant. Un soupçon de gêne qui détonne chez lui comme un
habit mal coupé. Ou dans son cas, pense méchamment Lolita, bien coupé. Pepe
Lobo contemple ses mains – grandes, fortes, ongles ras – puis
détourne le regard pour le promener rapidement sur le salon. Elle se rend compte
alors qu’il porte la même veste aux manches un peu râpées que dans le bureau de
la rue du Bastion : soigneusement brossée et les revers repassés, mais la
même. La chemise aussi, blanche et amidonnée, qui s’effiloche au col, sur la
mince cravate de taffetas noir. Pour une raison inexplicable, cela l’attendrit
un peu. Encore qu’en l’occurrence parler d’attendrissement soit excessif.
Dangereux, peut-être. Aussi cherche-t-elle un terme plus adéquat. Dire que cela
l’adoucit serait probablement plus convenable. Ou la détend.
    — C’est que je ne suis pas sûr, en vérité, répond le
marin. Je n’ai jamais été un homme très expansif… Pourtant, pour une raison que
moi-même je ne comprends pas, je sens cette nécessité de les expliquer.
    — À moi ?
    — À vous.
    Lolita, qui n’a pas encore fini de digérer sa gêne première,
accueille ce ton presque fâché avec soulagement.
    — Vous sentez cette nécessité ? Avec moi ?…
Écoutez, capitaine. Je crains que vous ne vous donniez trop d’importance.
    Nouveau silence. Maintenant le corsaire la regarde d’un air
songeur. Il a peut-être tué des hommes, pense-t-elle tout à coup. En les fixant
de ces yeux félins et impassibles.
    — Je ne vous ennuierai pas davantage, dit-il soudain.
Je regrette de vous avoir importunée, doña Dolores… Ou dois-je vous appeler madame
Palma ?
    Elle se tient très droite et frappe doucement sa main libre
avec son éventail en tentant de dissimuler son trouble. Troublée de se sentir
troublée. À son âge. Elle, la propriétaire de la

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