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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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réveiller en pleine nuit
pour ça…

 
5
    La reine blanche bat en retraite, humiliée, pour chercher la
protection d’un cavalier dont la situation – deux pions noirs le guettent
avec de mauvaises intentions – n’est pas plus brillante. Quel jeu stupide.
Il y a des jours où Rogelio Tizón déteste les échecs, et celui-ci en est un.
Avec le roi acculé, le roque impossible, un désavantage d’une tour et de deux
pions par rapport à son adversaire, il ne poursuit la partie que par déférence
pour Hipólito Barrull, qui semble aux anges et s’amuse beaucoup. Comme
d’habitude. Le massacre a commencé sur le flanc gauche après une erreur stupide
de Tizón : un pion déplacé sans réfléchir, une brèche tentatrice, et un
fou ennemi planté comme une dague en plein dans ses rangs, réduisant à néant en
deux coups une défense sicilienne construite aux prix d’intenses efforts et
sans aucun résultat pratique.
    — Je vais vous mettre en charpie, commissaire, rit
Barrull, heureux. Sans miséricorde.
    Sa tactique a été celle de toujours : attendre
patiemment, comme une araignée au centre de sa toile, l’erreur de l’adversaire
et se lancer alors avec délectation, tous crocs dehors et la gueule
dégoulinante de sang. Tizón, conscient de ce qui l’attend, se défend mollement,
sans espoir. À ce stade de la partie, l’éventualité que le professeur baisse sa
garde est illusoire. Toujours précis et cruel pour le coup de grâce. Un
bourreau-né.
    — Avalez-moi ça !
    Un pion noir vient compléter l’encerclement. Le cheval
hennit, coincé, cherchant par où sauter et s’échapper. Le visage impitoyable de
Barrull, raviné par d’innombrables heures passées à froncer les sourcils devant
des centaines de livres, s’élargit derrière les lunettes en un sourire
roublard. Comme toujours devant un échiquier, sa politesse habituelle cède le
pas à une vulgarité agressive, insolente. Quasi-homicide. Tizón regarde les
peintures qui décorent les murs du café de la Poste : nymphes, fleurs et
oiseaux. Ce n’est pas de là que lui viendra une aide. Résigné, il prend un pion
en acceptant de perdre le cavalier, exécuté illico par l’adversaire avec un
grognement de jubilation.
    — Arrêtons-nous là, demande le policier.
    — Vous ne voulez pas en jouer une autre ? –
Barrull semble déçu, sa soif de sang inassouvie. – La revanche ?
    — Ça me suffit pour aujourd’hui.
    Ils ramassent les pièces et les rangent dans la boite. Après
l’hécatombe, Barrull revient à la vie normale. Sa figure chevaline est de
nouveau presque aimable. Encore une minute, et il sera l’homme affectueux et
courtois de toujours.
    — Le joueur le plus attentif bat le plus habile,
déclare-t-il en guise de consolation pour le vaincu. Toute la question est
d’être aux aguets. Prudence et patience… N’ai-je pas raison ?
    Tizón acquiesce, distrait. Les jambes allongées sous la
table, le dos de la chaise contre le mur, il regarde les gens autour de lui. Le
soleil en déclin dore la verrière qui couvre la cour. Conversations, journaux
ouverts, serveurs qui fendent la fumée des cigares et des pipes, circulant avec
des pots de chocolat, des cafetières et des verres d’eau fraîche. Commerçants,
députés aux Cortès, militaires, émigrés avec ou sans fortune, tapeurs en quête
d’une invitation ou d’un prêt occupent les tables et les guéridons de marbre,
entrent et sortent de la salle de billard ou de lecture. La partie masculine de
la ville est là pour jouir du repos vespéral qui succède à sa dure journée de
labeur. Une ruche bourdonnante, où ne font pas défaut faux bourdons et
parasites que l’œil expert du policier identifie d’un regard méthodique,
routinier.
    — Comment vont vos traces sur le sable ?
    Barrull, qui a sorti sa tabatière pour priser une pincée de
râpé, suit le regard de Tizón. Loin, désormais, du bruit et de la fureur du
combat entre pièces blanches et noires, son expression est bienveillante.
Sereine.
    — Ça fait longtemps que vous ne parlez plus de l’affaire,
ajoute-t-il.
    Le policier acquiesce encore, sans quitter les gens des
yeux. Il reste un moment sans rien dire. Puis il fourrage dans un de ses
favoris d’un air sombre.
    — Ça fait aussi trop longtemps que le criminel reste
tranquille.
    — Peut-être a-t-il renoncé à tuer, risque Barrull.
    Tizón s’agite. Dubitatif. Réellement, il ne sait pas.
    — Réellement, je ne

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