Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
laissent l’enthousiasme aux
officiers. En ce qui les concerne, ça leur est parfaitement égal que la grenade
arrive ou non à destination. Quelle tue beaucoup, un peu, ou pas du tout. Ce
qu’ils veulent, c’est en finir pour cette nuit, manger quelque chose et aller
ronfler dans leur baraque.
Le capitaine a tiré sa montre de son gilet et la consulte.
— Feu dans trois minutes.
Bertoldi, qui l’a rejoint, regarde l’heure à sa propre
montre.
Puis il acquiesce, dit « à vos ordres » et se
tourne vers les artilleurs.
— Prenez le boutefeu, Labiche. Chacun à son poste.
Exécution.
Simon Desfosseux rabat le couvercle de sa montre, la remet
dans sa poche et retourne au poste d’observation en essayant de ne pas
trébucher dans le noir et se casser une jambe. Ça ne serait vraiment pas le
moment ! Une fois en haut, il jette sa capote sur ses épaules, colle l’œil
droit à l’oculaire du télescope et regarde l’édifice illuminé au loin. Puis il
relève la tête et attend. Comme il serait heureux, pense-t-il en tambourinant
légèrement des doigts sur le cuivre du tube, si Fanfan jetait cette nuit une
jolie note de musique, un do de poitrine poussé à fond, en expédiant à
l’ambassadeur anglais et ses invités, par les fenêtres, 80 livres de fer,
de plomb, de poudre et de sympathie. Avec les salutations du duc de Bellune, de
l’empereur et de Simon Desfosseux lui-même pour la part qui lui revient.
Pouououm-bang ! La détonation ébranle la structure en
bois du poste d’observation et assourdit le capitaine. De son œil ouvert –
il a fermé l’autre pour ne pas rester ébloui par l’éclair –, il voit la
grande et brève flamme du tir éclairer les environs, découpant, entre sa
lumière crue et l’ombre, les contours de la redoute, les baraques voisines, le
mirador et le rivage de l’eau noire de la baie. Tout ne dure qu’une seconde,
avant que ne revienne l’obscurité ; à cet instant, Desfosseux est déjà en
train de regarder avec l’autre œil dans le télescope qu’il ajuste sur le point
qu’il veut observer. Sept, huit, neuf, dix, compte-t-il sans remuer les lèvres.
Dans le cercle de la lentille, avec une légère oscillation due à l’effet de la
distance, brillent les feux de l’édifice visé par Fanfan, devant lesquels se
dessinent les silhouettes de mâts nus de bâtiments mouillés dans la baie. Il en
est à dix-sept. Dix-huit. Dix-neuf. Vingt. Vingt et un.
Un panache noir, colonne d’eau et d’écume, s’élève au centre
de la lentille à mi-hauteur des mâts des navires, masquant un moment l’édifice
éclairé sur la terre. Trop court, constate, désolé, le capitaine, avec la rage
d’un joueur qui mise sur une carte et en voit sortir une autre. La bombe, dont
le tir était parfaitement ajusté sur sa cible, est tombée dans la mer sans
aller au-delà de 2 000 toises, ce qui, après tant de calculs et de
travaux, est une distance ridicule. Peut-être le vent souffle-t-il différemment
sur l’objectif ; ou alors, comme c’est déjà arrivé en d’autres occasions,
le projectile est sorti trop tôt au moment de la déflagration, sans que la
poudre soit complètement enflammée. Ou le grain de lumière est de nouveau parti
en quenouille. Desfosseux décide de remettre à plus tard la suite de ses
réflexions, car une succession d’éclairs aux meurtrières du fort de Puntales
indique que les artilleurs espagnols renvoient ce salut nocturne par un feu de
contrebatterie sur le Trocadéro. En toute hâte, il descend l’échelle de bois et
se presse en direction de la casemate la plus proche – avec moins de
précautions, cette fois, qu’à la montée –, juste au moment où le
froissement de la première grenade espagnole traverse la nuit au-dessus de sa
tête et va éclater 50 toises à droite, entre la Cabezuela et le fort de
Matagorda. Trente secondes plus tard, entassé avec Bertoldi, Labiche et les
artilleurs à l’intérieur de l’abri, Desfosseux sent trembler le sol et la charpente
qui soutient les murs et le plafond sous les tirs espagnols, tandis que, plus
près, tonnent en réponse les canons impériaux du fort Luis, dans un intense
duel d’artillerie de rive à rive.
À la dérobée, le capitaine voit le maréchal des logis
Labiche lâcher un crachat de jus de tabac entre ses guêtres mal rapiécées.
— Franchement, ça ne valait pas la peine, grogne le
sous-officier avec un clin d’œil à un camarade. Les
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