Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
fera-t-il contre la motion de censure qui vient d’être déposée par la gauche ? Prendra-t-il des pouvoirs spéciaux ? D’entrée de jeu, il démine l’affaire : pas de pouvoirs spéciaux. La motion de censure sera repoussée, voilà tout.
Quant à la mauvaise humeur sociale, de Gaulle ne craint pas de réaffirmer son engagement de modifier le sort des travailleurs. Il redit que l’économie française est en pleine mutation, que la sécurité des ressources pour les salariés doit devenir l’impératif absolu du gouvernement. Sur son siège, Michel Debré approuve d’un sourire : il paraît qu’il envoie depuis trois mois notes sur notes au secrétaire général de l’Élysée dans ce sens. Aujourd’hui, il a le sentiment d’être compris, cela se voit. Seul Louis Vallon, me dit-on, aurait ronchonné : « Encore un coup de chapeau aux travailleurs sans dire comment s’y prendre pour améliorer leur condition. »
Le second sujet est le refus de l’entrée de l’Angleterre dans l’Europe. Ce n’est pas : oui mais, ou : plus tard peut-être. C’est non. Pour refuser aux Anglais l’entrée dans la Communauté économique européenne, de Gaulle se fait européen. Du grand art.
Guy Mollet, avec lequel je regarde à la cité Malesherbes la conférence de presse dont la diffusion commence à 16 h 30, exactement à l’heure où le président de la République disparaît derrière son rideau, à l’Élysée, fixe le Général sur le petit écran, et dit, mystérieux : « Décidément, il ne changera jamais », sans autre explication.
Il trouve sans doute que le Général reste fondamentalement opposé à l’évolution vers une Europe fédérale, que Guy Mollet, lui, espère au contraire avec impatience.
Quant à François Mitterrand, il n’a regardé l’intervention du Général que le soir au journal de 20 heures. Il était de bonne humeur parce que son week-end avait été réussi : il s’était rendu chez sa belle-mère, la mère de Danielle et de Christine, à Cluny, avec femme, enfants, et Claude Estier. Promenade en forêt, escalade de rochers, déjeuner copieux dans un restaurant à huit kilomètres de Cluny : charcuterie, champignons à l’ail, arrosés de chirouble. Il était allé lui-même à la cuisine chercher les plats, avait raconté des histoires en riant. Un bon week-end de Pentecôte. Au retour, il me dit au téléphone, après m’avoir raconté son week-end, qu’il a regardé de Gaulle sans manifester la moindre émotion ni presque le moindre intérêt.
À l’Assemblée nationale, la conférence de presse était diffusée salle Colbert. Les députés UNR s’y sont retrouvés en masse, tout surpris lorsque Gaston Defferre et Roland Dumas les ont rejoint : « La salle est à tout le monde, non ? » a grondé Defferre en prenant place auprès de ses collègues de droite. Le couplet contre l’entrée de l’Angleterre dans l’Europe ne surprend ni les gaullistes, qui s’y attendaient, ni les giscardiens et les centristes, qui le redoutaient. Ni les socialistes qui s’apprêtent à exploiter l’incompréhension du Général pour la construction européenne.
17 mai
À la manifestation de la gauche qui ponctuait la journée, le lendemain, grande affluence aussi. La pluie tombait, mais cela n’a pas empêché Waldeck Rochet d’être la seule personnalité politique de premier plan à rejoindre le défilé. Non pas au premier rang, mais cinquante mètres après le début du cortège.
Oui, curieuse, très curieuse atmosphère. La gauche, requinquée par l’élection, est-elle en train, même minoritaire, d’ébranler de Gaulle et Pompidou ? Difficile à croire, mais, comment dire, quelque chose a changé dans les rapports politiques. À l’Assemblée, en tout cas, c’est tangible. Même si, en toutes circonstances, et notamment hier, lors des réunions de la commission spéciale du Parlement chargée d’examiner le texte des ordonnances, le Premier ministre essaie de faire comme si Mitterrand n’existait pas. Il prend en considération Pierre Mendès France, lui adresse même quelques compliments, mais avec Mitterrand, Pompidou n’échange pas un mot.
27 et 28 mai
Huitièmes assises nationales de la Convention des institutions républicaines à Rennes. Mitterrand, qui ne pense toujours qu’a l’alliance avec le Parti communiste, lui propose, officiellement, depuis la tribune de la convention, de faire « l’inventaire des points
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