Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
sommes en mesure de maîtriser le phénomène. C’est difficile et préoccupant, mais ce n’est pas inéluctable. »
Il me quitte sur cette phrase : « Je suis mieux à même d’exercer mes responsabilités qu’il y a un mois ou deux. Il y a des moments où l’on se sent. Je me sens ! »
Il part en vacances dans la première ou la seconde semaine d’août. Auparavant, il attend la fin de la session extraordinaire pour s’en aller au Japon.
Je suis d’abord stupéfaite : au stade où l’on en est, ou bien ses collaborateurs me mentent, et je ne sais pas pourquoi, ou bien c’est lui qui essaie de me manipuler, et dans ce cas il faut vraiment qu’il pense que je sois très bête pour publier cette conversation sans y mettre pour le moins quelques bémols.
Réflexion faite, ensuite, je ne suis pas sûre que le langage qu’il m’a tenu n’ait pas fini par imposer silence sur toutes les entorses à la coordination. La semaine dernière, L’Express a refusé de publier le long papier que j’avais écrit sur ce sujet, Philippe Grumbach medisant que ces bisbilles n’avaient aucun sens. À mon avis, en y repensant, c’est à la demande de Chirac et de Giscard, peut-être, qu’on a mis mon papier à la poubelle (mais je l’ai soigneusement gardé).
29-30 juin
Conférence des partis communistes et ouvriers d’Europe. À Berlin une nouvelle fois. Une nouvelle fois, ils sont tous là. Face à face, autour de la table rectangulaire, Français et Italiens d’un côté, Soviétiques de l’autre. Le Polonais Gierek donne le coup d’envoi le mardi à 15 h 30, puisque les Polonais, avec les Italiens, ont rédigé le rapport préliminaire.
« Chers camarades, dit-il, nous avons passé trois décennies d’après-guerre qui ont apporté des changements profonds. »
Le ton de la conférence est donné : ces changements ont bouleversé le monde. Le monde communiste aussi. Dans beaucoup de pays, les communistes peuvent être appelés à exercer le pouvoir. Quelles conclusions en tirer pour le mouvement communiste européen ?
Ce qui est formidablement intéressant, exaltant même, c’est de voir autour de la table s’exprimer tous les dirigeants communistes connus et moins connus d’Europe. Après Gierek, l’Espagnol Santiago Carrillo développe sa conviction : « La lutte pour le socialisme dans leur propre pays est de la responsabilité de chaque parti vis-à-vis de sa classe ouvrière.
« Nous autres communistes, nous avons connu les conditions des premiers chrétiens : en croix, marqués par les fers, mais restés fidèles à leurs croyances. Nous sommes devenus une sorte d’Église nouvelle. Moscou a été notre Rome pendant des années, mais, Moscou, c’était notre enfance. Aujourd’hui, nous sommes adultes. Nous ne sommes plus une Église. Nous sommes appelés à devenir une force mouvante qui aspire à accéder au pouvoir. »
Et, pour qu’on le comprenne bien, il termine ainsi : « Nous n’accepterons pas le retour aux structures et conceptions de l’internationalisme. »
C’est un refus du centralisme soviétique. Il va même plus loin en sous-entendant qu’il peut y avoir scission du mouvement communiste international si les Soviétiques refusent de prendre en compte les nécessités de notre époque.
J’ai pris longuement des notes sur le discours de Santiago Carrillo, car il me paraît le plus révélateur de l’état d’esprit d’une partie des gens que j’ai devant moi, réunis en une extraordinaire brochette.
Lorsque j’entends le Tchécoslovaque Husak, cheveux blancs, lunettes sur son front dégarni, je comprends qu’il tient un tout autre langage. Pour lui, l’internationalisme prolétarien, c’est-à-dire la conduite du mouvement communiste par Moscou, est un principe de base intangible. À l’entendre, tout ce qui a été fait en Tchécoslovaquie l’a été grâce à « la fidèle amitié, à l’alliance avec l’URSS ».
Il y a bien deux lignes différentes à l’intérieur des partis européens. À quelques exceptions près, on peut dire qu’il y a d’un côté les partis des pays communistes, de l’autre les partis communistes des pays démocratiques. Les uns sont au pouvoir, ils ne veulent rien changer. Les autres aspirent à participer au pouvoir, et ils réclament à Moscou de bénéficier de plus de souplesse et d’indépendance.
Le premier soir, conférence de presse de Berlinguer. Il parle de son interview parue le jour
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