Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
ce qui le préoccupe le plus. Il veut justifier son discours d’avant-hier et insiste auprès de moi sur l’urgence absolue : la lutte contre le chômage, dont il ne pense pas que le niveau soit longtemps tolérable en France.
« Ce qui est l’élément nouveau, dit-il, gravissime, la vraie gangrène, c’est que le chômage produit des effets cumulatifs : les salariés qui ne sont pas chômeurs ont la trouille de le devenir. Le système de protection sociale implose : des cotisations en moins, des prestations sociales en plus. L’appareil éducatif se bloque : lorsque les parents sont au chômage, les enfants sont livrés à eux-mêmes. Et enfin, nos banlieues, où se concentre la majorité des chômeurs, deviennent les lieux géométriques de tous nos échecs. »
Je me demande en l’écoutant, si convaincu, pourquoi il a déclenché cette offensive. Pourquoi, moins de cent jours après l’intronisation d’Édouard Balladur, a-t-il fait cette sortie ? Parce qu’il est persuadé que le gouvernement emprunte un mauvais chemin ? Certes. L’homme qui, avec acharnement, a jeté tout son poids dans la campagne du « non », l’année dernière, puise dans la politique suivie – ou plutôt annoncée – le besoin de réaffirmer son refus de la France mitterrando-balladurienne.
Tout de même, il doit aussi poursuivre son chemin personnel. Au perchoir de l’Assemblée nationale, on a beau dominer les députés, on ne dessine pas les perspectives politiques. Grandeur française, protection nécessaire de ce qui fait sa spécificité, modèle social à préserver : il me paraît que, s’il a choisi de rompre la solidarité de la majorité, c’est pour réaffirmer des valeurs auxquelles il croit, il l’a montré, mais qui sont aussi en quelque sorte son fonds de commerce. Il ne pense pas pouvoir ni devoir « capitaliser » dans l’immédiat sa prise de position.
Je lui demande, au détour d’une phrase, s’il a consulté Édouard Balladur avant de lancer sa bombe. « Sûrement pas ! » s’exclame-t-il.
En réalité, Charles Pasqua, mis au courant, lui, par Séguin avec lequel, depuis Maastricht, il a gardé une relation permanente, a prévenu in extremis le Premier ministre du discours qu’allait prononcer le président de l’Assemblée chez Jacques Baumel.
Séguin prend date, j’en suis sûre, pour demain. Ce qui est aussi une façon de contester Jacques Chirac. En y réfléchissant mieux : ou bien Philippe Séguin, et ce serait assez dans son personnage, n’a pas consulté Chirac avant de dénoncer le « Munich social », et, dans ce cas, c’est parce qu’il entend être le troisième homme, jouer dans lamême cour que Balladur et Chirac ; ou bien il a agi de manière concertée avec Chirac, et, dans ce cas-là, Balladur ne peut faire autrement que de demander des comptes au maire de Paris. Parce que si c’est cela, la cohabitation, si cela consiste à ce que, depuis la Mairie de Paris ou l’Assemblée nationale, on puisse tirer à vue sur le Premier ministre, cela change tout !
Pour la petite histoire, Philippe Séguin a parlé à Mitterrand, au cours d’une de leurs conversations, de sa volonté de remettre en cause la société productiviste. Qu’a répondu Mitterrand ? « Qu’il était étonné que ce soit moi qui le fasse », indique-t-il.
Sur le bureau de Philippe Séguin, grand lecteur de livres de toute nature, je remarque un tome du Verbatim de Jacques Attali : preuve que l’Élysée n’est jamais trop loin de ses pensées.
Quelques minutes après lui, je rencontre, toujours à l’hôtel de Lassay, son conseiller spécial, Henri Guaino, grand et sombre, qui est la plume ou plutôt la première plume des discours de Séguin, puisque celui-ci ne prononce jamais un discours qu’il n’ait pas discuté avec ses collaborateurs, annoté puis remanié. Un exemple : c’est lui qui a tenu à maintenir l’expression « Munich social » dans sa dernière harangue, tandis que Guaino hésitait en se demandant si cela n’était pas inutilement provocateur.
Je ne l’avais encore jamais vu, ce Guaino : il paraît que ce conseiller spécial a, aux côtés de Nicolas Baverez, une grande importance à l’intérieur du cabinet de Séguin. Il est encore plus pessimiste, si c’est possible, que son patron. Il insiste sur la gravité de la crise qui frappe aujourd’hui l’Europe et le monde. « Édouard Balladur, m’indique-t-il, a bien dit – et le
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