Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
part.
19 février
Mitterrand a dit hier à Hervé Bourges, qui me le rapporte : « C’est réglé, Michel Rocard sera candidat en 1988, et il perdra. Il sera battu par Raymond Barre ! »
Il n’a pas pu s’empêcher d’ajouter : « À propos, la différence entre les deux hommes, c’est que l’un a du tempérament et pas d’idées, l’autre des idées et pas de tempérament ! »
Faut-il traduire que Rocard n’a pas de tempérament, et que Barre n’a pas d’idées ? Nous nous perdons, Bourges et moi, en interrogations. Encore une de ces phrases sibyllines dont Mitterrand a le secret !
Pendant ce temps-là, ses proches continuent de critiquer Michel Rocard. Christine Gouze-Raynal, par exemple, a dit à Jérôme Clément, après une émission télévisée dont Michel Delebarre était l’invité : « Delebarre a été formidable ! Il a donné vingt ans de plus à Michel Rocard ! »
Mitterrand pense au surplus que Jacques Chirac s’effondrera dans l’année qui vient. Lionel Jospin me disait, lui, il y a quelques jours : « Jacques Chirac ne sera pas candidat contre Raymond Barre ! »
Je n’en crois rien.
4 mars
Je reviens sur l’émission « Questions à domicile », dont Charles Pasqua était l’invité après l’arrestation réussie, dans une ferme, du commando d’Action directe qui avait tué Georges Besse.
Les problèmes sont lourds : terrorisme à l’intérieur et à l’extérieur. Pourtant, Pasqua est habile, sympathique, plutôt gai. Et vrai, aussi, c’est-à-dire naturel, sans masque. Méridional, en un mot.
Et puis, d’un coup, cette phrase : « La démocratie s’arrête là où commence le sens de l’État. »
Diable ! Cela fait froid dans le dos : il a bien l’étoffe d’un ministre de l’Intérieur ! Il dit ces mots comme s’ils allaient de soi. Eh non, pour moi, c’est l’État qui s’arrête là où commence la démocratie.
Cela étant, tout ce qu’a dit Pasqua dans cette émission a été balayé par une séquence qui n’avait été ni prévue ni préparée. Une séquence qui a gagné à Charles Pasqua la bienveillance de millions de téléspectateurs et surtout téléspectatrices. Alors qu’il avait été interrogé sans complaisance par les deux journalistes, au moment où Anne Sinclair se préparait à enlever son micro pour s’installer, selon l’usage, dans une autre pièce de leur appartement, Jeanne Pasqua, dont l’intervention n’était pas programmée, a pris la parole sur un ton inhabituel pour cette femme si discrète dont personne, avant l’émission, ne connaissait même le visage.
« Je voudrais ajouter quelque chose, a-t-elle dit sur un ton uni qui accentuait encore sa sincérité. J’ai été blessée par les calomnies qui ont accablé le ministre. Il est bon, humain, courageux, solide. Si je le dis, c’est que je le sais : quarante ans, c’est un long chemin ! »
Le reste, quelques minutes encore, de la même veine, dans un silence religieux, tant sa sortie, émouvante autant qu’inattendue, a surpris tout le monde.
Je suis peut-être naïve, mais je ne peux pas croire une seconde que cette intervention ait été préparée. En tout cas, plus qu’un plaidoyer d’un de ses amis politiques, rien ne pouvait provoquer une surprise, voire une émotion pareilles. Soit cet homme est un génie de la mise en scène, soit sa femme est formidable. De toute manière, efficacité garantie.
13 mars
Mitterrand sur Europe 1 hier matin. Il intervenait depuis Madrid où se déroulait depuis la veille un sommet franco-espagnol. À son ton, à la façon dont il a longuement décrit les détails des relations entre les deux pays depuis 1981, j’ai bien senti qu’il était en colère : en fait, il reprochait au Premier ministre, avec lequel, assurait-il, il ne voulait pas polémiquer, ses déclarations de la veille.
Paul Guilbert, qui, lui, suivait le déplacement pour Le Figaro , me raconte à sa manière, de sa voix qui par instants dérive vers l’aigu, dans un récit entrecoupé de quelques rires sonores, ces quelques heures inouïes où la cohabitation a donné d’elle une image surprenante à l’étranger.
Tout a commencé lorsque, à la fin de la première journée, après un dîner chez le roi Juan Carlos, Chirac a réuni quelques journalistes amis – dont Paul, évidemment – dans le salon d’un grand hôtel de Madrid, pour leur faire, comme à l’habitude, ses commentaires sur la
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