Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
journée. À quoi doit-on ces retrouvailles franco-espagnoles ? lui a-t-on demandé. Essentiellement, a-t-il répondu, à la politique suivie par l’actuel gouvernement (le sien) en matière d’extradition des terroristes basques espagnols réfugiés en France. L’adhésion de l’Espagne à la CEE a-t-elle arrangé les choses ? Pour Jacques Chirac, elle a surtout été négociée dans des conditions d’« incroyable légèreté » par le gouvernement socialiste précédent, celui de Laurent Fabius.
À peine réveillé, François Mitterrand a pris connaissance des propos de Chirac. Son sang a dû ne faire qu’un tour. Il ne s’est pas gêné pour rappeler que l’entrée de l’Espagne dans l’Europe s’était faite à l’époque malgré la campagne hostile du RPR. Les extraditions ? Elles ont été décidées pour la première fois par un gouvernement socialiste, au grand dam d’une partie des militants.
Je comprends mieux, ce soir, le ton tout à fait particulier de Mitterrand hier : luttant contre une irritation grandissante au fur et à mesure qu’il parlait, patelin lorsqu’il disait ne pas vouloir ferrailler avec Chirac, cassant dans la phrase suivante.
Ces duos à l’étranger deviennent décidément ridicules. Est-il vraiment nécessaire de transformer chaque visite à l’étranger en règlements de comptes publics ? Un conseil à leur donner : qu’ils voyagent séparément !
20 mars
Dîner chez Édouard Balladur, hier, rue de Rivoli. Un grand dîner avec beaucoup de banquiers, leurs épouses, de très nombreux inspecteurs des finances membres des « noyaux durs » des privatisations. J’en connais beaucoup, car ma désignation au conseil d’administration du Siècle, pendant que j’étais à la Haute Autorité, m’a amenée à côtoyer, dans ce club d’un genre particulier, bon nombre d’entre eux. L’atmosphère y est particulière.
Balladur est partout brocardé : en talons rouges ou en pourpoint doré, les caricaturistes lui ont taillé un habit sur mesure. Moi qui, depuis quelques mois déjà, avec Catherine Nay le plus souvent, prends le thé dans le salon Napoléon III du ministère des Finances, avec cakes et petits fours, moi qui ai eu l’occasion de le rencontrer également à l’Élysée du temps de Georges Pompidou, je ne mesure pas bien à quel point les défauts initiaux de Balladur, qui prêtaient seulement à sourire, s’accentuent aujourd’hui, changeant progressivement l’image qu’ils donnent de celui qu’on peut appeler le « vice-Premier ministre ».
Pour l’heure, il reçoit fort bien, toujours un peu sucré, employant des termes précieux, ayant l’air – parce qu’il a un début de double menton – de se rengorger, ce qui ne contribue pas peu à alimenter l’ironie des caricaturistes.
En tout cas, il est familier avec tout ce que Paris compte de grands chefs d’entreprise et de grands banquiers. Je suis un peu étonnée d’être là, presque mal à l’aise, lorsque Jean-Luc Lagardère arrive avec son immense femme sud-américaine – je lui arrive au nombril. Il me sent légèrement empruntée et s’efforce, en m’entraînant derrière lui, de me rassurer. Nous ne nous séparons que pour passer à table.
Je n’ai gardé aucun souvenir de ce dîner.
En revanche, lorsqu’il se termine, Jean-Luc Lagardère s’isole quelques instants avec le ministre des Finances, et, d’un coup d’œil, m’invite à les rejoindre. Les deux hommes, évidemment, parlent du seul sujet qui préoccupe en ce moment Lagardère : la privatisation de TF1 14 .
Édouard Balladur, à ma grande surprise, a l’air de considérer que les jeux sont faits 15 , que Jean-Luc Lagardère est l’heureux gagnant du combat qui l’oppose à Francis Bouygues (je reviendrai là-dessus, d’autant plus que je vois Bouygues demain matin samedi, mais il est tard, je me contente d’écrire ce que j’ai de mes yeux vu et entendu de mes propres oreilles). Il lui demande ce qu’il en pense, s’il est content, comme si l’affaire était dans le sac. Lagardère a l’air aussi surpris que je le suis. Pourtant, en entendant le ministre s’exprimer sur ce ton guilleret et amical, il finit par se prendre au jeu. Encore qu’il soit très prudent (plus, je trouve, que Balladur), il est tout de même ébranlé par les assurances qu’il croit avoir reçues.
Quant à moi, je n’en dis rien, sur le moment, à Lagardère, mais je suis stupéfaite. La CNCL
Weitere Kostenlose Bücher