Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
paroles, beaucoup de mea culpa : tous dénoncent la sclérose des organisations de gauche, la faillite du « socialisme réel » qui n’a pu réaliser ses objectifs fondamentaux, le manque de conviction dans le combat contre lecatéchisme libéral. Le représentant de la LCR, interminable, déplore que « la gauche n’ait pas été assez à gauche », exhorte à faire table rase du passé, à la réglementation plutôt qu’à la déréglementation. Il lui reste une vingtaine de feuillets lorsqu’il est rappelé à l’ordre par le président de séance. Il conclut à vive allure en appelant à changer les choses à gauche avant de songer à battre Balladur. Harlem Désir affirme que « le citoyen aujourd’hui se sent dépossédé de la lisibilité de notre système démocratique », et que « le temps n’est plus au scepticisme, mais à l’audace ». Après lui, Henri Weber, venu lui aussi du gauchisme avant d’avoir rejoint Laurent Fabius au PS, appelle à relancer l’initiative européenne de croissance par un emprunt, convaincu que « l’Europe est l’espace d’une politique social-démocrate ». L’écologiste Yves Cochet, voix grave, yeux très bleus, plaide pour la parité entre hommes et femmes – celle des résultats et pas seulement celle des chances – et la solidarité avec les pays de l’Est. Poperen, le communiste (pas Jean, le socialiste), parle de travailler à une alternance au libéralisme ; il constate que si la conception du « Grand Soir » a fait faillite, la conception social-démocrate n’a pas mieux résisté, et il conclut tristement que « les vieux partis ont épuisé leur force d’attraction ».
L’après-midi, Rocard parle à 15 h 30 au milieu des autres orateurs, sans chercher à attirer l’attention. J’ai l’impression, au contraire, qu’il fait tout pour se banaliser, pour n’apparaître que comme l’un des protagonistes de la rénovation, pas davantage. Il la joue modeste, volontairement. Du coup, je ne retiens rien de son propos.
En revanche, les remous causés par l’intervention de Lionel Stoléru réveillent l’assistance qui s’était un peu assoupie après le déjeuner. Il a en effet la particularité d’avoir été à la fois secrétaire d’État de Chirac et de Barre sous Giscard, et de Rocard sous Mitterrand. Apparemment, la salle qu’il a devant lui n’est pas mûre pour accepter un tel itinéraire politique... « Réformer, comment ? » demande-t-il aux militants de gauche présents. « J’ai vécu, continue-t-il, la méthode Rocard... » « Giscard ! Giscard ! » crie le public. Stoléru est quelque peu dérouté, car ayant été en effet ministre de Rocard, il croyait avoir gagné ses quartiers de noblesse à gauche. Eh bien non, apparemment. Il termine rapidement son intervention par cette belle phrase de Sénèque qui, ici, fait un flop, mais que je note néanmoins : « Il n’y a pas de bon vent pour celui qui ne sait pas où il veut aller. »
J’écoute après lui Marie-Noëlle Lienemann 14 , porte-parole de la Gauche socialiste, que je n’avais jamais entendue à la tribune. Elle est éloquente, avec une puissance dans l’art oratoire assez rare chez une femme, en énumérant les cinq objectifs concrets qu’elle propose : la réduction du temps de travail à 35 heures, la taxation du capital, le renforcement de l’État, un nouveau mode de développement, un blocage de la pesée technocratique.
Jean-Louis Bianco est sévère pour ceux qui ont exercé le pouvoir – Rocard y compris – de 1981 à aujourd’hui : « Il me semble, dit-il, que les idées de ceux qui étaient au pouvoir étaient inadaptées à la réalité de la crise : crise du sens, crise économique... » Pour un ancien collaborateur du président de la République, je trouve cette constatation assez tardive !
En revanche, je trouve plutôt fondée cette phrase d’un orateur d’extrême gauche que je ne connais pas : « Le PS a cru conquérir le pouvoir d’État, c’est l’État qui l’a absorbé ! »
Je retiens de ces multiples prises de parole, en somme assez masochistes, que toute la gauche est venue participer à cette rencontre. En ce sens, je le répète, c’est une réussite. Pour les propositions concrètes, en revanche, il faudra attendre la prochaine fois.
8 février
Rencontré Guy Carcassonne chez Michel Rocard. Depuis qu’il est premier secrétaire, ce dernier s’est fixé trois priorités.
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