Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
mais plus réalistes.
Je pose la question qui me brûle évidemment les lèvres – et qu’il n’aurait pas compris que je ne lui pose pas : que fera-t-il, fin 1994,de sa liberté recouvrée ? Sera-t-il candidat à la présidentielle ? Il me jure que non, simplement parce qu’il n’en a pas envie. Il est néanmoins ravi de s’entendre demander ses intentions, et plus encore qu’on lui prête les plus hautes. Preuve qu’après tout, si on le lui demandait vraiment, si on insistait beaucoup, il ne dirait peut-être pas non...
29 mars
Patatras : Matignon avait triomphé trop tôt ! Le second tour a sérieusement corrigé le verdict du premier. Le 20 avait marqué un deuxième souffle pour Balladur. Le 27 montre une certaine renaissance de la gauche. Allez savoir... En attendant, Édouard Balladur a mis le CIP entre parenthèses : il avait profité du succès de la majorité au premier tour des cantonales pour publier le décret sur le Contrat d’insertion professionnelle dans une version édulcorée ; il a sauté sur les résultats du second, moins satisfaisants pour la majorité, pour en retarder la mise en application. Douloureux recul pour un homme sensible à son rang et à l’importance de sa fonction.
Il n’avait pas le choix : l’agitation étudiante, qui n’a jamais faibli, a gagné la province ; Giscard a déploré qu’on – qui ça, on ? – « désespère une génération de jeunes Français » ; Chirac a regretté que la réforme soit « mal expliquée » ; Simone Veil et Pierre Méhaignerie ont proposé de limiter l’expérimentation du CIP à une ou deux régions, pas davantage. Et puis, il y a eu ces sacrés sondages : 60 % des Français demandaient son retrait.
À noter le rôle essentiel qu’ont joué, dans la chronologie de ce retrait, Nicolas Bazire et Nicolas Sarkozy qui ont entamé, depuis le début mars, des négociations secrètes avec les organisations lycéennes et étudiantes pour éviter tout clash. De la part de Nicolas Bazire, quoi de plus naturel : un directeur de cabinet de Premier ministre est fait pour cela. Pour ce qui est de Sarkozy, ministre du Budget, son intervention sur le CIP, en revanche, est la marque de son influence sur Balladur. Il a été omniprésent sur ce dossier, tandis que Michel Giraud était dépassé, Alliot-Marie muette, et François Fillon absent 24 .
À propos de Jacques Chirac, je l’ai vu aujourd’hui. Plus que des cantonales, plus que d’Édouard Balladur, il préfère me parler, vingt ans après sa mort, de Georges Pompidou. Ce soir, dans son fauteuil bleu sombre, devant la grande cheminée de marbre de son bureau de l’Hôtel de Ville, il évoque non pas tant l’action de Pompidou que le personnage qu’il a pris pour modèle depuis ses débuts en politique. J’ai peut-être l’esprit mal tourné, mais je trouve qu’il le décrit en fait comme une sorte d’anti-modèle d’Édouard Balladur.
Il dépeint Pompidou avant tout comme un homme attentif aux inégalités : « Sur le plan social, dit-il, il ne fallait pas être conservateur pour vouloir la mensualisation. Je me souviens de Georges Pompidou disant qu’il n’était pas admissible que certaines personnes soient payées par chèque régulièrement, tous les mois, tandis que d’autres étaient obligées de faire la queue à un guichet pour recevoir une enveloppe mal fermée, avec des pièces de monnaie qui tombent quand on la saisit du mauvais côté... »
Un homme simple : « C’était un sage, qui avait une vie intellectuelle, une vie personnelle importante. » Un homme ouvert aux autres, ouvert aux jeunes : « La première fois que j’ai été élu en Corrèze, me raconte-t-il, je suis allé à Matignon, j’ai croisé M. Pompidou dans l’escalier et il m’a dit : “Chirac, je viens de faire approuver le gouvernement par le Général, sa composition sera publiée demain, vous aurez un strapontin.” Puis il a posé la main sur mon bras et a ajouté : “Chirac, je ne sais pas quelle sera votre carrière politique, mais n’oubliez jamais ceci : ne vous prenez par pour un ministre.” C’est un précepte que je me suis toujours efforcé de respecter. »
Au moment où il prononce cette phrase, je suis sûre qu’il aurait envie de dire à Balladur : « Édouard, ne vous prenez pas pour un Premier ministre ! »
En quittant Jacques Chirac, je tente une dernière fois ma chance pour le faire parler de Balladur et de
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