Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
les gens qu’il rencontre et qui le reconnaissent sont discrets avec lui, ils respectent sa solitude et n’interrompent pas sa marche.
Tout de même, avant de me quitter, il a le temps de me faire remarquer que la majorité a fait un point de mieux aux cantonales de 1994 qu’aux législatives de 1993. Il redit : « La gauche est contre moi, c’est naturel. Mitterrand, lui, est très correct. »
Je continue à parler près d’une heure avec Nicolas Bazire. Sa complicité avec Balladur m’intrigue. « Cela fera six ans en juillet que je travaille avec lui, m’explique-t-il. Avant, nous travaillions sur la théorie. La pratique est plus rude. Nous avions par exemple mal mesuré les réalités de la récession. Ça, ç’a été une surprise. Nous avons pris conscience de ce que la richesse du pays était moindre en 1993 qu’un an auparavant, en 1992. »
Durs débuts, donc. « Mais, continue-t-il, cela est déjà derrière nous : la croissance est repartie ; on n’en voit pas encore les conséquences, on les ressentira dans l’année. »
Hier soir, à Matignon, pour se réjouir du score de la majorité au premier tour des cantonales, il y avait foule : une quarantaine de personnes dans le fumoir, devant la télévision. Un buffet était servi à côté, dans la salle à manger. Je demande qui était là, car je pensais qu’il s’agissait du carré des fidèles de Balladur qui avaient choisi de passer la soirée à Matignon et non pas à l’Hôtel de Ville. Il y avait bien Charles Pasqua, Michel Roussin, Michel Barnier, Hervé de Charette, ainsi que Santini et, bien sûr, Nicolas Sarkozy. Bernard Pons et Alain Juppé ne firent que passer.
23 mars
À 68 ans, Jacques Delors, que je rencontre cette semaine boulevard Saint-Germain, au siège de la Commission européenne où il est passé en coup de vent, est tout sauf un retraité. C’est un rare plaisir,un privilège que de pouvoir converser avec lui, de l’entendre parler de sa voix légèrement voilée. Des convictions, certes, il en a à la pelle ! Mais aussi, encore plus, des réticences, des interrogations, des doutes qui affectent la confiance qu’il a en lui-même. Il n’a pas changé : il affiche toujours un mélange de découragement feint et de pugnacité rentrée qui déroute son interlocuteur. Le 31 décembre prochain, il abandonnera la présidence de la Commission européenne qu’il occupe depuis 1984.
Pour lui est donc venu le temps du bilan, celui de son action à la tête d’une Europe aujourd’hui en crise : les Européens voient dans leurs pays respectifs le chômage repartir en flèche alors que le Marché unique annonçait la croissance. Le SME se porte mal au moment où l’Union économique et financière est programmée pour 1997. Quant à l’évocation d’une Europe plus politique, elle se heurte aux divergences franco-allemandes manifestées à Sarajevo.
Il fait état de toutes ces critiques, qui sont celles d’une grande partie du milieu politique, avec un mélange d’irritation et de tristesse.
Irritation parce qu’il s’énerve à l’idée que ces critiques émanent de gens qui ne savent rien des difficultés que rencontre l’Europe à se construire. Alors que, plaide-t-il, s’il n’y avait pas eu d’Union européenne, les tensions auraient été insupportables entre l’Allemagne et la France. Et que, si la Grèce n’était pas entrée dans l’Union, la guerre ravagerait les Balkans.
Tristesse parce qu’il est lucide : il sait mieux que d’autres ce qui marche et ce qui ne marche pas. Par exemple, il me confie qu’il n’est pas un inconditionnel de Maastricht dont la mécanique a été montée en dehors de lui par les gouvernements, pas par la Commission. Qu’il regrette les conséquences de l’élargissement de la Communauté aux pays nordiques ; que les différents gouvernements n’ont pas su mobiliser les peuples, qu’ils n’ont pas su leur démontrer que construire l’Europe était le seul moyen d’éviter son déclin ; que les Douze ne se rendent pas compte que leur première priorité devrait être de trouver des solutions aux problèmes des pays de l’Est.
« Nous vivons sur un volcan », s’afflige Delors, qui rêve d’une Europe « puissante et généreuse » : « L’idée de François Mitterrand d’une grande fédération était géniale, dit-il, mais il n’a pas su la vendre. » Lui-même réfléchit en ce moment à des projets moins ambitieux,
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