Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
ne s’est pas encore réunie pour délibérer, que le vice-Premier ministre félicite l’heureux gagnant. Plus exactement, car le mot « féliciter » est trop fort, il complimente l’heureux futur gagnant 16 .
La réception se termine, je reprends ma voiture et me rue sur ce carnet pour y écrire ce que j’ai vu et entendu ce soir.
21 mars au soir
Vu Francis Bouygues, ce matin, à 9 heures, dans le XVI e arrondissement. En fait, j’avais rendez-vous avec lui depuis quelques jours, sans savoir comment allait tourner le dîner Balladur, sans savoir même si le dossier de TF1 allait être évoqué.
Le point sur mes relations avec Francis Bouygues, dont je n’ai pas parlé jusqu’ici : depuis le 14 juillet dernier, date à laquelle j’ai dîné avec lui pour la première fois, je ne l’ai plus revu que de loin en loin. Je lui avais dit que, déontologiquement, sortant de la Haute Autorité, je n’avais pas le droit de travailler avec son groupe sur le dossier de TF1. Bouygues avait très bien compris. « Travailler, je comprends que vous ne le fassiez pas. Mais rien n’interdit de se revoir. »
Cela m’allait très bien. Voilà pourquoi j’ai continué, de temps en temps, à le rencontrer. Il lui est aussi arrivé de me consulter sur la composition de son équipe : il m’a notamment demandé, il y a quelques semaines, le nom d’un spécialiste de la production télévisée. Je lui ai donné le nom de Christian Dutoit, dont Pierre Desgraupes m’avait dit, de ce point de vue, le plus grand bien. Je le connais à peine, ce Dutoit, et, pour tout dire, je ne suis pas sûre d’avoir pour lui la moindre amitié. Lorsqu’il représentait Desgraupes à la Haute Autorité, il m’a paru néanmoins, derrière son apparence trop ronde, comme un fin connaisseur de la production audiovisuelle. Notamment lorsqu’il en critique les coûts excessifs, qui, selon lui, pourraient être largement abaissés. Donc, voilà pourquoi j’ai dit Dutoit. Je l’ai prévenu par téléphone le soir même que j’avais avancé son nom pour participer à l’équipe de réflexion de Francis Bouygues. Il m’a dit qu’il avait déjà été plus ou moins recruté par la Cinq. Je ne sais pas s’il a donné suite ou pas à l’invitation de l’équipe de Bouygues.
Je note au passage que l’équipe de Lagardère ne m’a jamais demandé ce que je pensais d’untel ou d’unetelle. Je pense que la hiérarchie sait que mes jours à Europe 1 sont comptés et que Lagardère, qui m’a sauvé la mise une fois, ne le fera pas une seconde fois. J’ai assez de mal à me maintenir à Europe pour envisager même de travailler au dossier de privatisation.
Donc, voilà : j’ai rencontré Bouygues ce matin. Sans lui révéler mes sources, j’ai eu quelque difficulté, avec ce que j’avais entendu de la bouche de Balladur, à ne pas tenter de le consoler. Il n’a pas misbeaucoup de temps à comprendre que j’avais des sources fiables qui m’amenaient à douter de son succès. À un moment donné de la conversation, dans le salon entouré de baies vitrées où il m’offrait un café, il m’a regardée droit dans les yeux :
« Vous pensez que je n’ai aucune chance, c’est cela ?
– Pour tout dire, non », ai-je balbutié.
Il s’est redressé :
« Vous allez apprendre quelque chose – il n’a pas dit : ma petite, mais c’était tout juste : on n’a jamais perdu jusqu’au moment où on a perdu. J’ai rendez-vous avec Jacques Chirac dans les jours qui viennent 17 , et je ne suis pas près de baisser les bras. »
Nous avons encore échangé quelques phrases. Car ce qui m’intrigue, c’est que lui, l’empereur du bâtiment, tienne tellement à TF1. Je lui ai posé la question, ce matin. Il m’a répondu simplement, à son habitude : « Parce qu’un dossier économique aussi intéressant que celui-là (il veut dire : aussi rentable) passe à votre portée une fois dans une vie. Je ne laisserai pas tomber. »
Nous nous quittons. Je suis sidérée par sa détermination. Et aussi par sa puissance. Sa puissance physique : il y a chez cet homme massif, aux sourcils charbonneux, aux grands rires bruyants, une force que je ne mesurais pas. J’ajoute que ce richissime bâtisseur, qui a amassé une fortune considérable en seulement trente ans, est resté chaleureux, je dirais « populaire ». Il a su développer dans son entreprise un fort sentiment identitaire. Son but est que chacun,
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