Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
du manœuvre au chef de chantier, se sente heureux d’être chez lui : il remet des médailles ou autres colifichets à ses ouvriers, réunit les meilleurs d’entre eux dans une mystérieuse caste, celle de Minorange. Les syndicats ? « C’est simple, me dit-il, il n’y en a qu’un chez moi : celui de l’entreprise ! »
Il m’en a souvent parlé sans me convaincre : je ne suis pas sûre, s’il héritait de TF1, qu’il arrive à y faire régner le même ordre paternaliste ! Je serais curieuse de savoir comment il s’y prendrait avec les syndicats.
Je n’aurai jamais la réponse à cette interrogation si Balladur a raison et si Lagardère est l’heureux vainqueur de la compétition autour de TF1.
31 mars
L’attribution de TF1 efface tous les problèmes politiques du moment. On ne parle que de cela, même si la presse, divisée sur et entre les deux candidatures qui restent en piste, est à peu près muette sur le sujet. Elle est bien la seule : le monde politique est en ébullition. Je m’aperçois que, depuis le début de l’année, j’écris au moins autant sur l’audiovisuel que sur la politique. Je me suis dit d’abord que c’était ce qu’il me restait de la Haute Autorité. Je comprends mieux, maintenant : si je m’intéresse à la privatisation de TF1, c’est parce qu’elle est le sujet politique du jour. Que dis-je, du jour ! De tout ce premier semestre 1987.
Aujourd’hui, Bouygues et Lagardère ont passé leurs premières auditions à huis clos devant la CNCL. Qui tient la corde ? Je ne sais pas. Mon ami Bertrand Labrusse 18 , que Mitterrand a nommé à la commission – une des deux personnalités classées à gauche, avec Catherine Tasca, désignées par le président de la République –, ne me révèle aucun secret en me disant que la CNCL patauge, manifestement.
Ce qui prouve, selon lui, que le gouvernement a laissé à Gabriel de Broglie plus de liberté que celui-ci ne s’y attendait. Selon Labrusse, le président de la République n’a pas davantage prodigué de conseils à Tasca et lui. Mitterrand considère peut-être que les deux maux sont équivalents. Selon Labrusse, si Mitterrand pouvait voter, il voterait blanc. Je suis convaincue que, sans préciser sa consigne, c’est la position que Mitterrand recommande à Labrusse.
3 avril
Je continue à juger ahurissante la place faite, dans les conversations, de ministère en rédaction, à la privatisation de TF1, devenue depuis plusieurs semaines, dans la presse et les milieux politiques, l’affaire n o 1 de la vie publique française. Les journaux écrits se croient pour la plupart obligés de rallier un camp : Le Monde choisit Lagardère ; les principaux titres de la presse régionale se regroupent autour du projet Bouygues – malgré la présence dans le tour de table de Silvio Berlusconi. Libération et L’Événement du jeudi restent àl’écart, continuant à mener campagne officiellement contre la privatisation, ce qui me paraît un peu tard, vu que la loi est passée.
Tous ceux qui font acte de candidature au rachat de TF1 ont fait ces dernières semaines le siège de Maxwell 19 , dont la personnalité avait séduit Mitterrand il y a quelques années. Il n’est pas jusqu’à Michel Baroin, patron de la GMF et de la FNAC, ancien grand maître du Grand Orient de France, récemment nommé par Mitterrand président de la mission de Commémoration du bicentenaire de la Révolution, par ailleurs ami de longue date de Jacques Chirac, qui n’ait songé à acquérir la chaîne 20 . Sa mort tragique a mis fin à l’aventure.
Pendant ce temps-là, TF1 va bien, très bien. Le paradoxe est évident : tous les autres présidents de chaîne ayant été changés à la fin 1986 et remplacés par des amis du pouvoir ou supposés tels, Hervé Bourges, resté seul en charge de TF1 dans l’attente de la privatisation, est le maître absolu de son antenne. Personne pour lui donner des consignes, ce qui ne l’empêche pas de faire le tour de tous les milieux politiques et de s’y faire valoir. Cela ne lui est pas difficile, étant donné qu’il dépasse la plupart de ses interlocuteurs de la tête et des épaules. Et qu’il connaît bien mieux qu’eux la télévision française.
Je sais, parce qu’il me le dit, qu’il rend très souvent visite à François Mitterrand. Celui-ci lui en sait d’autant plus gré que l’Élysée est souvent délaissé, ces temps-ci, par nombre de ceux qui
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