Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
puis ils ont aussi poussé dehors Chevènement, perdant ainsi le petit pourcentage des voix qui leur aurait évité de passer en dessous du seuil des 15 %.
Le pire, pour Rocard et le PS, c’est que l’homme qui a « parlé vrai » (ou été jugé comme tel), celui qui est arrivé à passer pour la victime de la droite, pour David contre Goliath, celui qui a dénoncé le système politique, c’est Bernard Tapie ! Et cela, malgré les déménagements dans la nuit de meubles et de tableaux de prix, malgré la mise en cause de cinq ou six juges différents connus pour être coriaces, malgré l’intervention outrée du président du Crédit Lyonnais. Toutes ces offensives sont apparues comme autant de complotspolitiques ourdis pour le déstabiliser. Pour près de 12 % des Français, Bernard Tapie est devenu le symbole de la lutte contre l’establishment politique et financier. Arsène Lupin préféré à Tintin ? Misère !
14 juin
Après une telle contre-performance, Michel Rocard peut-il sérieusement être le candidat de la gauche, l’année prochaine ? Non, cela ne marchera pas, il ne pourra pas, en moins d’un an, se relever de ce désastre.
Au bout d’un an de gouvernement Balladur, alors que la droite se divise ou s’apprête à se diviser, la gauche est encore plus bas qu’en 1993. Alors, je sais bien qu’on va dire au PS que Mitterrand a aidé Tapie et qu’il a saboté la candidature Rocard. Oui, certes. Mais si Rocard avait résisté, s’il avait fait une bonne campagne, s’il avait dénoncé avec vigueur, et en étant écouté, le gouvernement Balladur, en serait-il là aujourd’hui ? Mitterrand ne l’a pas aidé, mais il ne s’est pas aidé lui-même. Il a voulu faire comme Mitterrand en 1971 : construire le Parti ou plutôt le reconstruire. Il n’en avait pas le temps. Confronté à la petite vie de la rue de Solferino, il s’est enfermé dans le PS alors qu’il aurait dû au contraire en sortir. Les Français n’ont à peu près jamais entendu sa voix depuis 1993, même lorsque le vacarme dans la rue était assourdissant, au moment du CIP...
Je me souviens que, porté à la tête du PS à titre provisoire après avoir débarqué Fabius du premier secrétariat, il avait eu, le 3 avril 1993, quelques phrases grandioses : « Ce que nous avons à faire, avait-il dit, est d’une ampleur, si je peux oser le mot, gigantesque 37 . ». « Fou, fantastique et peut-être exaltant » : c’est par ces mots qu’il avait résumé son désir et son espérance.
Rocard, que nous avons tous connu enthousiaste, théoricien du socialisme moderne, s’est transformé en apparatchik. La mécanique du PS les broie tous les uns après les autres : après Mauroy, Fabius. Après Fabius, Rocard. Pourquoi ces putsches, ces bagarres, ces abordages à la hussarde qui laissent des morts de tous côtés ? Pour 14 % !
Bernard Tapie n’avait pas de ces pesanteurs-là. Il en avait d’autres, judiciaires, plus paralysantes encore. Il a fait une campagne excellente, voilà tout, sur le terrain et à la télévision, comme s’il avait fait sienne l’énergie que Rocard a perdue rue de Solferino.
Fin juin
Le livre s’appelle Une nouvelle France - réflexions . C’est Jacques Chirac qui l’a écrit. Personne n’en savait rien : il avait bien annoncé, le mois dernier, qu’il louait une maison de campagne près de Paris, à Montfort-l’Amaury, pour y réfléchir tranquillement. Le fruit de la réflexion est là : un petit livre bleu de cent quarante et une pages. Le plus important a été le secret. L’éditrice, Nicole Lattès, a su jusqu’au bout, ce qui est une prouesse, garder le secret, allant jusqu’à cacher le nom de l’auteur à l’imprimeur. La surprise a été totale. Chirac, qu’on accuse parfois de ne pas savoir tenir sa langue, n’en a parlé à personne, hormis à sa fille Claude, bien entendu. Nous sommes deux à avoir été prévenus, et encore, le dimanche précédant la sortie du livre le lendemain. Le second a été Paul Guilbert, parce qu’il réalisait ce jour-là une interview du maire de Paris destinée à être publiée les jours suivants. Chirac a dédicacé ainsi, en manière de plaisanterie, son livre à Guilbert : « Et pourtant, il pense. Enfin, n’exagérons rien : il réfléchit. »
Nul doute que le livre doive une grande partie de son contenu au travail de Jean-Pierre Denis, qui, depuis des mois, incitait Jacques Chirac à préciser sa
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