Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
le combat, notes prises en vrac :
– Le fait qu’il ménage Bernard Tapie, qui n’est pourtant pas sa tasse de thé. Il se rappelle à coup sûr ce qu’a dit Tapie en juin dernier : « Si Rocard est candidat du PS à la présidentielle, je me présenterai. Pas si c’est Delors. »
– Son attitude à l’égard des journalistes : il passe beaucoup de temps avec eux, leur fait des demi-confidences, et biche lorsqu’il les voit se précipiter pour en faire une dépêche. Il les rudoie aussi par moments avec ironie : « Vous avez dans la tête, nous dit-il, un homo politicus prédéterminé. Et vous analysez la politique comme vous le feriez d’une comédie de boulevard ! »
– Ses considérations sur le PS : s’il ne va pas au combat, le PS, dans l’état où il est, ne peut que péricliter.
– Le ton polémique, nouveau, qui est le sien : il est déjà dans la bagarre politique. Notamment lorsqu’il dit à propos de Balladur ou de Chirac : « Il y a des gens qui n’ont jamais parlé du social, qui fontmine de trouver aujourd’hui que c’est important pour la France, alors qu’ils ne s’y intéressaient pas quand moi je m’y intéressais. C’est un grand tort d’avoir raison trop tôt... »
En revanche, il nous a tous prévenus : il ne faut pas compter sur lui pour dire un mot sur sa propre candidature. Il n’est cependant question que de cela : il donne l’impression de ne pas avoir du tout envie de se lancer dans la campagne présidentielle quand il hasarde cette analyse : « La problématique politico-électorale n’a pas changé depuis le club Jean Moulin et les analyses de Defferre à Horizons 80. » Autrement dit : il n’y a rien à faire pour ouvrir la gauche socialiste. Ou lorsqu’il parle de lui en ces termes : « Je comprends que des gens naissent avec des ambitions, mais je ne suis pas fabriqué comme ça. »
Bref, je passe toute la journée à hésiter, à peser, soupeser, disséquer ses paroles. Sans succès : je ne sais absolument pas, au bout de ces heures passées à l’écouter, s’il veut ou pas être candidat.
27 août au soir
Nous sommes une vingtaine à peu près à qui des émissaires ont fait savoir en fin d’après-midi que si nous n’avions pas autre chose à faire ce soir, Jacques Delors serait ravi de dîner avec nous. À l’heure dite, nous nous retrouvons dans un restaurant sur la jetée.
Étonnant dîner. Delors est en forme, manifestement, avec une sorte de gaieté, voire de jubilation plutôt rares chez lui. Qu’en conclure ? Sa conversation du soir ne me renseigne pas plus que celle de l’après-midi.
Il en ressort néanmoins :
– Que Balladur est, à ses yeux, sûr d’être élu, et qu’il est le meilleur pour l’Europe, car c’est un homme d’État. « On ne peut pas en dire autant de Chirac », souligne Delors, ni, rétrospectivement, de Bérégovoy qui, « par son acharnement gestionnaire et sa vanité, a mis la gauche dans l’état où elle est aujourd’hui ».
– Que Mitterrand a certes envie qu’il se présente, et qu’il le lui a fait savoir. Il ne peut néanmoins s’empêcher de dire, en une sorte de boutade qui n’en est pas une : « Il a envie que je me présente, mais pas forcément envie que je gagne ! »
– Que, d’ailleurs, la droite étant majoritaire, et Balladur étant ce qu’il est, lui, Delors, n’a aucune chance d’être élu.
Mais, lui objectons-nous en essayant de l’acculer dans ses retranchements, si lui, Delors, arrivait à réunir 49 % des suffrages, ne serait-il pas néanmoins le sauveur de la gauche ? « J’ai assez fait pour la gauche, nous répond-il, j’ai assez donné. J’ai derrière moi cinquante ans de travail politique. Ça suffit ! »
Les maires socialistes, la puissance municipale socialiste, celle que représente ce soir Yves Le Driant, n’ont-ils pas besoin de quelqu’un de crédible pour les défendre, porter leurs couleurs ?
« Ce n’est pas mon problème. »
Autres phrases que j’entends sans qu’apparemment certains, peut-être assis plus loin de lui au cours du dîner, les entendent ou les retiennent, mais que je note soigneusement : « Pourquoi, à 69 ans, après cinquante ans de vie professionnelle, m’engagerais-je dans un quinzième métier ? » Et encore : « Je comprends que des gens naissent avec des ambitions, mais je ne suis pas comme cela. » Je ne pense pas que ce soient là des coquetteries.
Les
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