Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
jugements qu’il porte sur les gens sont très sévères, méchants même sur certains. Sur Bérégovoy, j’en ai parlé plus haut. Il y reviendra plusieurs fois tout au long du dîner. Michel Rocard est son ami, certes, mais il lui a « emprunté » les analyses de la « deuxième gauche », il a détourné à son profit l’idéologie politique dont Delors était l’inventeur. Mauroy ? « Il n’a qu’à se présenter lui-même ! » Il le dépeint dans son département du Nord comme un tueur, « un bouffeur d’enfants », ce qui ne manque pas de sel lorsqu’on sait que Martine Aubry va être numéro 2 pour les municipales de Lille... Fabius ? « Il sera le premier, si j’échoue, à dire que j’ai fait une mauvaise campagne, et il en profitera pour assassiner ma fille. »
À propos des équilibres internationaux et européens, il parle longuement de Helmut Kohl et de la situation allemande, pour regretter que la France ne prenne pas le même chemin que l’Allemagne, que les syndicats ne soient pas, en France, ce qu’ils sont en Allemagne. Pour lui, « la vérité est que l’Europe est le fruit des gouvernements sociaux-démocrates d’une certaine époque. Cette Europe-là est entrée en crise ; la social-démocratie aussi.
– Mais les Anglais ? demande Jean-Noël Jeanneney.
– Peut-être s’en sortiront-ils.
– Et les Allemands ?
– Ils ont la chance, eux, d’avoir un leader social-démocrate intéressant. »
Donc, aucune chance à ses yeux pour une social-démocratie française, et notamment pas de chance d’instaurer, entre les syndicats et le Parti socialiste, une coopération à l’allemande.
Lorsque le dîner se termine, nous nous retrouvons à quelques-uns à nous interroger sur son dessein. Pour certains d’entre nous, sa candidature ne fait plus aucun doute : c’est le cas d’Élisabeth Schemla qui, après l’avoir pensé hier, en est aujourd’hui encore plus convaincue. Pour d’autres, dont je suis, Delors ne sera pas candidat, essentiellement parce que les conditions de sa victoire ne sont pas réunies à ses yeux. C’est Mitterrand qui a dit à propos de lui, je ne sais plus qui l’a rapporté : « Delors, il ne veut pas être élu à la présidence de la République, il voudrait y être nommé. »
30 août
Jacques Attali ne veut rien me dire des activités de la « cellule élyséenne » sur lesquelles les journaux réclament aujourd’hui des explications. En revanche, c’est après l’émission qu’il se montre le plus disert. Il croit que Jacques Delors va finir par se présenter, mais juge, avec d’autres socialistes, qu’il ne faut pas le supplier de le faire. Si Delors ne se décide pas, ce sera sans doute à Pierre Mauroy que reviendrait la tâche. Ou alors Jack Lang, toujours prêt.
« Si tout continue comme maintenant, dit-il, c’est naturellement Édouard Balladur qui a le plus de chances. Il ne fera donc plus rien avant l’élection. Reste la possibilité, toujours réelle, d’une crise monétaire. »
Balladur, raconte-t-il, n’est pas aimé dans les milieux financiers internationaux, parce qu’il a creusé le déficit plus que n’importe quel autre Premier ministre de la V e République ne l’a fait. « Il aurait dû depuis longtemps baisser les taux d’intérêt, et alors le déficit aurait été presque rentable pour les finances et l’économie françaises. Il ne l’a pas fait. »
Les chances de la gauche pour 1995 ? « Il est vrai que la droite est majoritaire en France ; la gauche n’a de chances de gagner que si la droite est divisée et se heurte à des problèmes économiques. Cela a été le cas en 1981 et 1988. Alors, tout peut arriver. »
1 er septembre
Jean-Marie Le Pen au palais des congrès de la Baule où le Front national vient de se réunir. Après son interview, toujours difficile (ou bien on est trop agressif avec lui, et on passe pour un interviewer inutilement partial, ou bien on l’interroge comme on le ferait d’un homme politique ordinaire, et dans ce cas on est complaisant), il m’assure, assez content de son effet : « Je vais vous dire qui sera le candidat socialiste en avril prochain. Ni Rocard, ni Delors. Je vous l’annonce aujourd’hui : ce sera Lionel Jospin. » Pourquoi Jospin ? « Parce qu’il a une bonne tête, qu’il est intègre, et qu’en plus, cela se voit ! »
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