Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
que ce soit TF1. Je ne voulais donc pas crier avec les loups. Et puis, tant pis, disons la vérité – si je ne la dis pas ici, je ne vois pas à quoi me servirait ce cahier ! Comme je vais être débarquée d’Europe 1 dans quelques jours, je ne veux pas me couper de TF1. Courageusement, donc, je prends la fuite !
À 17 heures, me voici rentrée à Paris. Occupée à quoi faire ? Pas grand-chose : écouter les différents journaux des radios, vers 18 heures, puis attendre le JT de 20 heures sur TF1. Les radios ne parlent que de la privatisation, derrière laquelle le congrès socialiste passe complètement inaperçu. Arrive le JT attendu. Bouygues et Le Lay sont sur le plateau. Ils se félicitent, sans aucun triomphalisme,d’avoir gagné la partie. La vie de TF1 vient de basculer, le paysage audiovisuel français s’est d’un coup transformé, et rien ne vient troubler le déroulement du journal télévisé, hormis la présence de ces deux hommes qui disent qu’ils feront de leur mieux, tout en ne sachant rien de la vraie vie de TF1.
15 avril
Extraordinaire fête offerte par TF1 public au futur TF1 privatisé. Il faut y avoir été convié pour y croire ! Hervé Bourges, l’actuel président de TF1 public, qui fait marcher la boutique depuis près d’un an dans l’attente de la privatisation, avait tenu à célébrer en beauté le passage du public au privé. Toute la télévision française était au rendez-vous : la fête se déroulait à quelques kilomètres de Paris, aux pyramides de Port-Marly, dans un endroit au milieu de nulle part, à la fois futuriste, avec un hologramme d’Hervé Bourges projeté sur les eaux d’une fontaine, et assez ringard, avec multitudes de serveurs et hôtesses superbes. Sept mille invités, me dit-on, sont là. À la table d’honneur, trônant l’un à côté de l’autre, Bourges et Bouygues. J’étais à la table d’à côté, presque épaule contre épaule avec Francis Bouygues, sidérée par tant de faste.
Inutile de le cacher : beaucoup des gens qui étaient là et affectaient de se réjouir – producteurs, réalisateurs, etc. – étaient en réalité la proie d’une inquiétude profonde, craignant qu’avec la privatisation les nouveaux patrons de TF1 ne donnent à consommer aux téléspectateurs que de la soupe. Ils craignent que la Une devienne la Cinq de Berlusconi, qu’il n’y ait plus sur l’écran que des paillettes et des étoiles ; qu’il n’y ait donc plus assez d’argent pour les téléfilms, que l’information soit marginalisée, etc.
Je n’en crois rien, en tout cas pour le moment, car les cahiers des charges tels qu’ils ont été établis ne permettent pas une dérive de ce genre.
Il n’empêche : les invités étaient en apparence ravis, en réalité déboussolés par la privatisation qui n’a pas encore de réalité. Elle en a d’autant moins que, nulle part en Europe, ni, je crois, dans le monde, une telle opération a été tentée : l’ouverture au privé date en Angleterre de plusieurs années, mais jamais encore on n’avait transféré les personnels, les programmes, les stocks, les journalistes comme des meubles dans une chaîne privée.
J’ai beaucoup ri, moi, en revanche, pour une raison toute personnelle. J’avais amené à cette fête Claude Tchou 24 que tout le monde a confondu, pour des raisons évidentes, avec le nouveau directeur général de FR3, René Han. L’un est un mince Chinois, l’autre un grand Han : peu importe, les gens ne distinguent pas un jaune d’un autre. Au début, nous ne comprenions pas pourquoi une ribambelle de gens se prosternaient devant Claude Tchou et lui demandaient rendez-vous sur rendez-vous pour parler de leurs projets télévisuels. Nous n’avons compris qu’en rencontrant le vrai René Han.
Lorsque nous quittons les immenses chapiteaux, nous remarquons, dans les eaux du grand bassin proche de la sortie, l’hologramme d’Hervé Bourges bientôt suivi de celui de Francis Bouygues. Nous n’avions l’un et l’autre jamais vu un semblable tableau. D’ailleurs, je n’ai jamais entendu parler de ce qu’est un hologramme et ignore comment plusieurs caméras peuvent arriver à un tel résultat.
Nous nous sentons au pays des Mille et Une Nuits...
30 avril
La cohabitation continue avec ses hauts et ses bas. Hier, paraît-il, Mitterrand a piqué une colère devant Ivan Barbot, le directeur de la Police nationale. Cela fait des mois que le
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