Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
qui a tout fait pour le retarder. Maurice Ulrich a appelé dix fois Bazire sans que celui-ci le rappelle... »
Comment a-t-il pu croire que Balladur, une fois à Matignon, n’aurait jamais envie de tenter une candidature à l’Élysée ? « Je sais, me dit-il, beaucoup de gens m’avaient dit de me méfier : Bernard Pons, Philippe Séguin, Pasqua, Juppé... Eh bien oui, j’ai été couillonné. Mais à couillon, couillon et demi ! »
Nous parlons des défections et des ralliements autour de Chirac. Pons, qui est avec nous, se joint à la conversation : plus que Chirac, il a en tête la liste de ceux qui ont lâché Chirac quand ils le croyaient fichu. Ainsi Pons me parle-t-il du sénateur Legrand, de la Manche, qui avait toujours été chiraquien, qui a rallié Balladur quelques jours, voire quelques heures seulement avant que les sondages ne basculent. Chirac rit : « Donne-lui le conseil de se chercher un poste de garde-barrière ! » dit-il avant de raconter avoir lui-même reçu une lettre d’un haut dignitaire balladurien (il ne dit pas lequel) : « Je me suis trompé, écrivait ledit dignitaire, je me suis déterminé d’après les sondages. Tout le monde peut se tromper, j’espère que tu n’en tiendras pas compte. » Chirac en rit encore et fait un commentaire bien dans sa manière en citant un proverbe africain que lui avait appris Félix Houphouët-Boigny : « Les antilopes qui s’éloignent de leur mère finissent toujours sur le tam-tam. » À mon avis, cette antilope-là n’aurait pas dû s’éloigner de sa mère. Car si Chirac en rit, aujourd’hui qu’il pense pouvoir gagner, je suppose qu’il se réjouissait moins quand il sentait autour de lui les parlementaires gaullistes prendre le large.
Pourtant, il n’a jamais recherché, m’explique-t-il, des ralliements publics. C’est ce que m’avait expliqué Madelin : les ralliements publics, ça fait magouille, les Français n’aiment pas ça. « Les soutiens, dans cette élection, ne sont d’aucune utilité, au contraire. Quand Jean-Pierre Soisson s’est rallié à moi, je ne lui avais rien demandé, et cela ne m’a rien rapporté. Il s’était, il est vrai, rallié auparavant à beaucoup de monde. J’ai eu toutes les peines du monde à empêcher Olivier Stirn de le faire publiquement, je lui ai même envoyé Romani pour le dissuader. J’avais le souvenir de Stirn, ancien chef de mon cabinet, allant demander une entrevue à François Mitterrand, en 1980-1981. Il a attendu en vain, dans le vestibule, jusqu’àce que la secrétaire de Mitterrand le reconduise vers la sortie en lui disant : on ferme ! J’ai fait la même chose avec lui. »
Je lui demande à partir de quand il a senti la fin de son purgatoire, à partir de quand il a repris l’initiative dans la campagne. Il répond sans hésiter qu’il a eu le sentiment d’avoir la main gagnante à partir du 17 février. Qu’à compter de cette date, il a été convaincu d’avoir pris les devants sur Balladur. « L’alchimie, me dit-il, est venue après. »
Un mot de l’appréciation qu’il porte sur la campagne de Lionel Jospin : « Jospin commet une erreur de stratégie, me dit-il ; il devrait tous les jours écraser Balladur pour le faire baisser. Il serait alors sûr d’arriver au deuxième tour, et, dans ce cas, il pourrait gagner. » Évidemment, si Jospin concentrait ses coups sur Balladur et l’épargnait, lui, Chirac, je conçois que ce serait plus confortable pour ce dernier. Un peu facile, comme jugement politique...
Nous arrivons à Nice. Sur le cours Saleya, au marché aux fleurs, à quelques mètres de la mer, il fonce parmi les vendeurs et les acheteurs, serrant la main de tous avec effusion. Il s’arrête dans un magasin, le temps de goûter une spécialité locale, la socca , puis une deuxième, la pissaladière, et il est déjà temps de rejoindre le chapiteau sous lequel il s’adressera dans quelques minutes aux Niçois, avant le journal télévisé de 20 heures.
Curieusement, c’est la musique des Big Brothers qui l’accueille. Il dispose d’un peu de temps, avant le meeting, pour recevoir, dans un salon voisin, au Palais des Congrès, les élus et les personnalités locales. Je note la présence de très nombreux représentants de l’UDF venus du fin fond de la région. « Il y a un mois, me souffle Pons, ils venaient de moins loin, ou pas du tout ! » Il y a là, qui a fait plusieurs heures de route, le
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