Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
– vains – pour rétablir l’autorité de l’État.
Si on a vu une autorité en Corse, ces derniers jours, c’est bien celle du FLNC.
Ce que je viens de vivre dans l’île de Beauté m’autorise à bouleverser la programmation de mon émission « Polémiques ». Avec Maurice Dugowson et l’aide du correspondant local de France 2, nous décidons de la faire en Corse même, dès demain. Le maire bonapartiste d’Ajaccio m’a assurée qu’il pourrait mettre à notre disposition les beaux salons de l’hôtel de ville. Quant aux élus de l’île, ils se bousculeraient plutôt pour être sur le plateau.
14 janvier
Passionnante émission au cours de laquelle apparaissent tous les paradoxes corses. D’abord, la beauté de cette île, qui, même en janvier, est une sorte de paradis terrestre : le soleil resplendit, nous traversons le marché dominical, au bord de la mer, les maraîchers se battent pour offrir aux « pinsut » que nous sommes qui du bruccio frais, qui du saucisson d’âne ou du pâté de merle. Le maire a fait briquer la mairie, très napoléonienne, et l’intérieur des salons.
Les assistants de plateau ont installé autour d’une immense table Empire les neuf participants corses à l’émission, que Jean-Marcel Bouguereau, Jean-Marc Leccia 4 et moi allons confronter les uns aux autres. Tandis que le technicien chargé du son fixe ses micros au revers des vestes de nos invités, je le vois avoir un geste de surprise, puis de recul. Il vient me trouver et, me parlant à l’oreille, me signale que certains des participants ont une arme dans la poche intérieure de leur costume, et qu’il ne sait pas bien où agrafer les micros pour qu’ils ne heurtent pas le métal. Que faire ? Je ne vais tout de mêmepas gourmander ces gens et leur demander de déposer leurs flingues sur la table. C’est donc devant cette cohorte enfouraillée que commence l’émission.
Tout se passe pourtant le mieux du monde. Je n’ai évidemment pas eu le temps de noter les arguments des uns et des autres : tout ce petit monde est en gros tombé d’accord sur la nécessité de la présence française, et, en même temps, sur l’incompréhension des hommes politiques continentaux vis-à-vis des problèmes corses ; tous sont contre le terrorisme, alors que j’ai fortement suspecté certains invités d’avoir participé, les jours précédents, à l’expédition nocturne des encagoulés ; et pour une action positive de la France dans l’île : tout ce qui est investissement d’État est bon à prendre.
Atmosphère presque amicale, complice en tout cas, malgré les divergences entre la plupart des participants, à l’exception du communiste qui ne rigole pas avec les autonomistes, encore moins avec les indépendantistes. Lorsque l’émission se termine, le maire d’Ajaccio, à qui j’ai confié, la veille, que j’aimais les oursins, en fait servir plusieurs dizaines, frais pêchés, à tous ceux qui sont sur le plateau, invités et journalistes, ainsi qu’aux équipes techniques.
Tout le paradoxe de la Corse est apparu ici en concentré : la gentillesse des gens, et, en même temps, leur goût des armes et leurs rancunes tenaces ; leur sens de la palabre, des antagonismes dénués d’importance, leur façon de poser de faux problèmes ; leur envie que la France soit à la fois présente et absente ; leur dissimulation sur leur véritable engagement auprès des nationalistes, sauf pour ceux d’entre eux qui, comme José Rossi ou Émile Zuccarelli 5 , interrogés séparément en début d’émission, ont reproché au ministre de l’Intérieur d’avoir légitimé les organisations clandestines en acceptant de parler avec elles.
15 janvier
Comme je le prévoyais, à peine Jean-Louis Debré a-t-il terminé son voyage en Corse que la polémique éclate à l’intérieur de la majorité (l’opposition étant un peu embarrassée, car, sur la Corse, elle a le plus souvent tenté de ménager les nationalistes). L’éventualité de contacts secrets entre des émissaires du ministère de l’Intérieur etles poseurs de bombes ne fait pas, c’est le moins qu’on puisse dire, l’unanimité. Pierre Pasquini 6 rompt la solidarité gouvernementale pour condamner l’erreur que constitue à ses yeux la démarche du ministre ou de ses émissaires engageant des pourparlers avec des militants nationalistes.
François Léotard est – ce qu’on ignore le plus souvent – à moitié corse.
Weitere Kostenlose Bücher