Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
découvre ce que sera sa campagne : violente, contre l’État-RPR, contre l’intolérance de Jacques Chirac 10 .
Sa vigueur me surprend. Sa rapidité, surtout : après tous ces effortspour faire bonne figure, pour afficher sur le théâtre international sa complicité, ou presque, avec son Premier ministre, il n’a pas mis longtemps à montrer un autre visage : le vrai.
Cette cohabitation subie, les conflits masqués qui l’opposent depuis deux ans au Premier ministre, à son ministre de la Défense, à celui de l’Intérieur, tout cela a fait voler en éclats, aux yeux des Français, son image de rassembleur vieillissant. On attendait – je m’attendais – à ce qu’il fasse une campagne œcuménique, tranquille en un mot, en se laissant davantage porter par la vague hostile à Chirac qu’en se mesurant à lui. Je m’étais trompée. Le voici sur l’écran, mâchoire tendue, yeux jetant des éclairs, comme contenant une colère qu’il laisse aujourd’hui percer publiquement pour la première fois.
La violence de cet homme, sa façon d’encaisser les coups, puis de les rendre, le moment venu, me surprendront toujours.
30 mars
Mort d’Edgar Faure. Depuis quelques mois, je le voyais moins. Mitterrand lui avait confié l’organisation des fêtes du bicentenaire de la Révolution qui doit avoir lieu l’année prochaine. Façon de marquer qu’entre eux restait, née dans la IV e République, une complicité qu’aucune divergence politique ne pouvait gommer.
Je repense à toutes ces sorties, toutes ces formules d’Edgar, qui nous ont tous tant amusés ! Je me rappelle qu’il avait donné à Mitterrand ce conseil, après sa victoire en 1981, lorsque les sondages commençaient à se retourner en défaveur de la gauche : « Il n’est pas interdit d’être populaire. » André Rousselet, lorsqu’il m’avait raconté ce premier déjeuner entre Edgar et Mitterrand, en riait encore !
Il était un des seuls à faire rire Mitterrand. À le tutoyer aussi, du reste. Après la mort de Lucie, il avait pris un gros coup, certes. Et puis, le temps passant, il avait recommencé à charmer les femmes à coups de mots d’esprit, et avait même trouvé une seconde compagne.
J’ai de lui aujourd’hui un souvenir plus précis et moins politique que les autres. Un soir, chez moi, il avait fait une apparition à la fin d’un dîner où Régine Deforges, l’auteur de La Bicyclette bleue 11 , brillait de tous ses feux. Il avait soulevé le couvercle du piano dans l’entrée,et, après le repas, composé en quelques minutes une chanson en hommage aux cheveux roux de Régine. Nous nous sommes tous longuement extasiés sur son talent, réel, de parolier, et surtout sur la facilité avec laquelle il avait en quelques minutes troussé une véritable chanson d’amour.
Je ne l’ai appris qu’après par Paul Granet : la chanson n’avait pas été composée pour elle, mais pour une jeune professeur, rousse également, qui avait un temps enseigné le russe à Edgar. La supercherie était bénigne, elle nous avait ravis, l’espace d’une soirée. Nous en avons tous gardé un souvenir nostalgique.
31 mars
Vu Pierre Mauroy. Il ne me l’a pas dit expressément, pourtant je sens qu’il ne veut pas, après l’élection – il ne doute pas un seul instant que Mitterrand gagnera –, être marginalisé. Il ne peut plus être Premier ministre. Il ne souhaite pas être ministre, ce que je peux comprendre aisément. Alors, quoi ? Rentrer au Parti, jouer un rôle au Parti, me dit-il.
Je comprends qu’il vise le remplacement de Lionel Jospin au premier secrétariat. Il serait en effet normal que celui-ci rentre au gouvernement après sept années de services à la tête du PS. Dans ce cas, sa succession sera ouverte. Militant de toujours, désireux de le redevenir, il n’est pas étonnant que Mauroy se pose la question. Je me trompe peut-être, mais j’ai beau tourner et retourner dans ma tête les phrases qu’il a prononcées au déjeuner, je ne vois pas d’autre sens à ce qu’il m’a dit.
J’écris ces lignes en regardant « Questions à domicile » dont Mitterrand est l’invité. Il est vraiment passé maître dans l’art de la communication. Même lorsqu’il dit – il n’est pas fou, il a en tête le premier tour – qu’il est « naturellement resté socialiste ». Il est naturel, séduisant et mordant à la fois. Avec cet air d’être au mieux de sa forme. Toujours
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