C'était de Gaulle, tome 3
Général me coupe dès ma première phrase : « Qui a présidé ? » Je le rassure : mon collègue allemand, comme nous en étions convenus, a proposé d'emblée que je prenne le fauteuil ; ça n'a pas fait un pli.
J'axe mon propos sur « les écarts entre pays industrialisés et non industrialisés, d'une part ; entre les deux grandes puissances mondiales et les autres pays avancés, d'autre part ; et par-dessus tout, entre les États-Unis et l'Europe occidentale.
« Ces écarts, au lieu de se combler, s'accumulent. La compétitionest en voie de provoquer le renforcement des forts et l'affaiblissement des faibles. Les laboratoires des États-Unis drainent la matière grise de nos chercheurs, ce qui accroît notre handicap. Nos partenaires en ont pris collectivement conscience. Le Premier ministre de Belgique, M. Harmel, n'a pas hésité à dire que l'avance américaine était en train de placer l'Europe dans la position d'une contrée sous-développée. Il a conclu à la nécessité d'un plan Marshall pour la science, faute de quoi l'Europe deviendrait un mauvais partenaire pour les États-Unis, incapable d'offrir des débouchés au marché américain. »
Le Général me coupe : « Il ne faudrait pas que ce soit une nouvelle manière de mettre les Européens en tutelle. »
Quand j'ai terminé, le Général, impitoyable, me ramène aux nécessités de l'action. Il ne suffit pas de décrire, il faut agir :
GdG : « Que proposez-vous pour sortir de cette situation ?
AP. — Je me demande si la solution du problème ne consisterait pas à adopter, entre membres européens de l'OCDE, une réglementation commune qui obligerait les investisseurs américains à consacrer sur place des sommes importantes à la recherche fondamentale, à la recherche appliquée et au développement. Mais nous en sommes encore au stade de la prise de conscience. Nous n'étions pas en mesure de présenter un plan précis.
« Jadis, la technique était le fait des ouvriers ; maintenant, elle devient le fait des savants »
GdG. — Ces constatations sont à la fois préoccupantes et encourageantes. Préoccupantes, puisque le retard de l'ensemble de l'Europe occidentale s'accroît par rapport aux États-Unis. Encourageantes, dans la mesure où on peut saluer un premier résultat de nos propres efforts. Ce n'est pas suffisant pour résoudre le problème. Il est souhaitable que nous mettions en commun avec les autres Européens nos efforts en recherche fondamentale. Mais il faut garder les mains libres en recherche appliquée. Ce sont les progrès de la technique qui commandent le progrès des nations. Jadis, la technique était le fait des ouvriers ; maintenant, elle devient le fait des savants. C'est un immense défi à relever. »
Contrairement à mon attente, aucune invitation au débat, aucune conclusion amorcée. Il n'aime pas les discussions improvisées. Avant de les ouvrir, il veut avoir une idée de leur aboutissement.
Mais à l'issue du Conseil, le Général me dit : « Venez une minute dans mon bureau. Je vous verrai aussitôt après Bourges. » (« Après », parce qu'il est plus urgent de donner les instructions pour la presse à mon successeur à l'Information.)
Quand je lui succède, le propos me fait comprendre qu'il soit resté si réservé. Il entend décoder ma communication. Sans se dévoiler, il me mitraille de questions.
« Comment les Américains font-ils pour nous distancer ? »
GdG : « Est-ce que vous n'êtes pas un peu pessimiste ? À vous entendre, l'Europe serait en train de s'affaisser, et les États-Unis en train de nous avaler.
AP. — Il n'y a pas lieu de se décourager. Mais l'avance de l'Amérique est de plus en plus démesurée. Elle s'accroît de mois en mois.
GdG. — Est-ce que nos partenaires européens sont décidés à réagir ?
AP. — Ils se rendent compte du danger, notamment les Anglais, les Allemands, les Italiens, les Belges. Mais je ne suis pas sûr qu'ils s'en inquiètent vraiment. On dirait qu'ils sont plutôt contents de voir les firmes américaines s'installer chez eux et accroître leur avance.
GdG. — Comment les Américains font-ils pour nous distancer ? C'est parce qu'ils sont plus riches que nous ?
AP. — Oui, bien sûr, parce que l'économie américaine n'est pas à la même échelle que la nôtre. Mais aussi, parce que leurs filiales en Europe s'adaptent plus vite et mieux que les entreprises européennes. Leurs méthodes sont plus souples.
GdG. — Souples, ça
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