C'était De Gaulle - Tome I
sur ce qui est mou plutôt que de s'appuyer surce qui est ferme. Dans tous les pays sous-développés, ils ont la tentation de s'appuyer sur les planches pourries qui leur sont favorables — et d'autant plus favorables que ce sont eux qui les ont pourries —, plutôt que de s'appuyer sur des régimes durs, issus d'une véritable volonté populaire ; car ces régimes-là, ils les craignent. Pendant la guerre, ils s'appuyaient sur Pétain, ou sur Darlan, ou sur Giraud, contre de Gaulle qui incarnait la volonté de la nation. Et nous-mêmes, combien de fois avons-nous eu la tentation de nous appuyer sur les Glaoui 2 et autres Bao Daï 3 ? »
Tandis qu'il parle, j'ai le sentiment qu'il vient de toucher le fond de l'opposition entre les Américains et lui. Il poursuit sans que j'intervienne :
« Les Américains ne pourront jamais s'empêcher de favoriser au maximum la carrière d'un Jean Monnet 4 , car ils reconnaissent en lui leur homme, et de s'opposer à de Gaulle, car ils sentent en lui un homme qui leur résiste. Pourtant, ils devraient comprendre que le meilleur allié des États-Unis, ce n'est pas celui qui s'aplatit devant eux, c'est celui qui sait leur dire non.»
Il m'amène au bout de sa vérité : exister, c'est résister. Sa formule pourrait être celle de Goethe, qu'il cite de temps à autre pour ironiser sur ses adversaires : « Ich bin der Geist der stets verneint 5 .» Sauf qu'il ne nie toujours que pour toujours affirmer la France.
1 Pourtant, le lecteur s'en souvient, à Aïn-Temouchent, en décembre 1960, voyant de Gaulle s'avancer seul vers une foule hostile et obtenir par son courage un silence médusé, le même Joe Alsop avait pleuré d'émotion et d'admiration devant ses confrères.
2 Pacha de Marrakech de 1907 à 1956.
3 Empereur d'Annam (1932-1945 et 1948-1955).
4 C'est pourtant Jean Monnet qui a convaincu les Américains en 1943 de laisser venir de Gaulle à Alger.
5 « Je suis l'esprit qui toujours nie. »
Chapitre 13
«L'EUROPE DOIT ÊTRE IN-DÉ-PEN-DANTE »
Le 23 janvier 1963, le Général me convoque et me garde plus d'une heure. On dirait qu'il n'a rien à faire. Il veut me briefer en vue de mes briefings, malgré tout ce qu'il m'a dit, la semaine dernière encore, sur les journalistes. Il me déclare tout de go, sans même que j'aie besoin de lui poser la question :
« On n'a pas mesuré le tournant pris par les Anglais. Pendant la guerre, et même depuis, j'espérais que, vu la diminution relative de leur puissance — en raison de l'essor américain, de l'évolution de l'Europe, de leur propre évolution par rapport au Commonwealth, par rapport à ce qu'ils appelaient hier encore leur Empire —, j'espérais que les Anglais se décideraient enfin pour l'Europe.
« L'indépendance d'un peuple, c'est sa liberté »
« Je ne désespère pas qu'ils le fassent un jour. Mais c'est un fait, à l'heure actuelle, qu'ils ne s'y sont pas encore décidés.
« Macmillan a pris, aux Bahamas, une orientation qui est capitale, et où il a perdu sa liberté, où même il l'a fait perdre à l'Angleterre pour de longues années.
AP. — Sa liberté ? Plutôt : son indépendance ?
GdG. — Sa liberté ! L'indépendance d'un peuple, c'est sa liberté. Ça montre bien que la décision que j'ai prise de dire non à l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun était la bonne. Il ne faut pas avoir l'air d'enfoncer ces pauvres Anglais. Mais dites-vous bien que c'est essentiel.
« Macmillan, à Rambouillet, ne m'avait pas caché qu'il allait aux Bahamas discuter de force atomique avec les Américains.
« Il ne m'avait pas caché que, si les Américains renonçaient à lui donner le Skybolt, il fallait trouver autre chose. Pour avoir une force atomique à lui, il allait demander un produit de remplacement, qui ne pouvait être que les Polaris. Tout cela, il me l'avait parfaitement dit, il a raison de le proclamer dans son discours de Liverpool, et je lui en donne acte.
« Mais ce qu'il ne m'avait pas dit à Rambouillet, et qui est capital, c'est qu'il accepterait que ces fusées Polaris lui soient données à la condition de placer tout son système nucléaire sous le commandement exclusif des Américains.
« Alors qu'à Rambouillet, il m'avait chanté le los de l'indépendance militaire européenne ! Il m'avait affirmé qu'il achèterait les Polaris sans aucune sujétion, qu'il en disposerait comme un propriétaire dispose de son bien. Il m'avait même proposé de coordonner sa force
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