C'était De Gaulle - Tome I
— Oui, mais voyez-vous, le temps des explications est clos. Nous n'avons plus d'explications à donner. J'ai exposé la politique de la France le 14 janvier. Pendant quelques semaines, ça a été la foire d'empoigne. Maintenant, le débat est fini.
AP. — Mais ne pensez-vous pas qu'il ne faut pas laisser la parole à vos seuls adversaires ? Pendant que nous nous taisons, les autres ne se font pas faute de parler et notre point de vue n'est pas défendu.
GdG. — Mais alors, que ce ne soit pas ex cathedra. Si vous parlez à la télévision, vous engagez le gouvernement tout entier et moi-même. Il vaut mieux alors faire parler quelqu'un qui n'est pas membre du gouvernement. Vous pouvez par exemple vous servir de Maurice Schumann, qui n'a pas été mauvais du tout (dans le langage litotique du Général, cette expression signifie "excellent", "percutant") l'autre jour à la télévision.
(À plusieurs reprises, j'avais demandé au Général l'autorisation de le faire passer ; il grognait ; la pénitence des ministres MRP démissionnaires devait encore durer. Maurice Schumann est passé cette fois-ci sans que j'aie sollicité l'avis du Général ni de personne, et il en est très content ; preuve qu'il faut quelquefois prendre des initiatives sans lui en parler à l'avance.)
AP. — En dehors de Maurice Schumann, je ne vois pas beaucoup de parlementaires qui puissent être des porte-parole de la politique gaulliste en politique étrangère... Je veux dire qu'ils ne sont pas suffisamment au courant des choses.
GdG. — Mais si, mais si, il y a bien des députés...
(Il cherche des noms, n'en trouve pas.)
« Vous savez, rien n'est aussi payant que le silence ; les autres, ils s'empêtrent dans leurs propres contradictions et tout ça s'effondre dans le ridicule. Rien n'est aussi efficace que l'impassibilité. Les chiens aboient, la caravane passe. Tout le monde se fatigue d'entendre les aboiements. C'est ce qui est arrivé. On s'est rendu compte qu'il n'y avait rien à faire contre nous.»
« Votre Shakespeare, on ne sait même pas s'il a existé »
Au cours du voyage dans les Ardennes, le 23 avril 1963, bien que ce ne soit plus le 1 er avril, Curtis Prendergast, journaliste américain qui accompagne le convoi présidentiel, vient me glisser dans l'oreille, au nom de ses confrères :
« C'est aujourd'hui le birthday de Shakespeare. Ça nous ferait plaisir à nous, journalistes anglais et américains, si le Général y faisait une allusion dans un de ses discours, ou s'il citait un vers de Shakespeare, comme il sait si bien faire. Pourriez-vous le lui demander ? Nous vous en serions si reconnaissants. »
Je profite de la première halte venue pour transmettre la supplique au Général cum grano salis.
Le Général, calme mais catégorique : « Vous n'y pensez pas ! Pourquoi voulez-vous faire plaisir aux journalistes anglo-saxons ? Vous trouvez qu'ils se sont acquis des titres à nos faveurs ? En tout cas, ce n'est pas le lieu, ni le moment. Et puis, votre Shakespeare, on ne sait même pas s'il a existé 8 ! Alors, comment voulez-vous savoir sa date de naissance ? »
Le Général a flairé un piège. Il est la personne la plus difficile à mettre en boîte que je connaisse.
1 « De sources intérieures » (au pouvoir).
2 « L'informateur du dedans.»
3 Téléphone intérieur au gouvernement, essentiellement réservé aux ministres et à leurs directeurs de cabinet.
4 Il y avait des accrédités à l'Élysée, tout comme à Matignon et dans les différents ministères. Ils ont été tenus à l'écart quelque temps, puis sont revenus.
5 Réunis à Locarno en octobre 1925 à l'initiative de Briand et de Stresemann, les représentants de la France, de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne, de l'Italie et de la Belgique signent un traité garantissant l'inviolabilité des frontières entre l'Allemagne, la France et la Belgique, ainsi que le maintien de la zone démilitarisée de Rhénanie.
6 En mars 1936, prenant prétexte de la récente ratification du pacte franco-soviétique, Hitler se déclare délié des engagements pris à Locarno et réarme la Rhénanie.
7 Communauté européenne de Défense, dont le projet, lancé par René Pleven en 1950, avait pour but de créer une armée européenne « intégrée » sous commandement « supranational ». Le traité de Paris (mai 1952) qui l'institua fut ratifié par l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, mais rejeté, en août 1954, par
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